OPÉRA : Le droit de vivre

photos : Opéra de Montréal

L’opéra de Julien Bilodeau et de Michel Marc Bouchard, La beauté du monde, a conquis le public et la critique. En temps de guerre, n’oublions jamais l’Ukraine, ce récit nous rappelle que le cri ultime de la poète Huguette Gaulin résonne encore plus fort dans nos oreilles au sujet du monde qui nous entoure et de notre droit d’y participer pleinement. Il ne reste que deux représentations.

Voilà bien une histoire que l’on nous raconte. La grande salle va du parterre au troisième balcon. L’écoute est parfaite et on en est encore qu’à l’attente du lever de rideau. Un toussotement ici ou là. Rien de bien dangereux, semble-t-il. Parce qu’on reste en temps de pandémie, voyez-vous, même si on refuse d’y croire. Peut-être en est-il ainsi dans l’Ukraine martyrisée… Je veux dire : « Ne pas y croire. » Enlever à la réalité la réalité qu’elle a usurpée, redonner le droit de vivre sans souci autre que d’en être conscient.

Mais je m’égare, réfléchissant à cette phrase ultime de la poète Huguette Gaulin : « Vous avez détruit la beauté du monde. » Ultime parce que ce fut la dernière parole de celle qui s’est immolée par le feu. Une réplique. À sa vie. À sa mort horrible. À François Hébert, son éditeur, qui l’a soutenue jusque dans ses derniers moments. Lui aussi décédé récemment et discrètement comme lui seul savait faire.

J’attends le lever de rideau et je revois dans une version abrégée, écourtée, issue de mes souvenirs le Monuments Men de George Clooney ou The Train de John Frankenheimer ou le Castle Keep de Sydney Pollack. Voilà ce qui s’appelle remonter dans le temps d’une manière bien aléatoire, l’œil perdu sur les bancs du parterre et des loges qui maintenant se comblent, laissant parfois une petite éclaircie qui, tout à coup, disparaît. Salle comble donc jusqu’à la troisième mezzanine.

Ce soir, fi du cinéma et des livres écrits sur le sujet, c’est à un opéra que nous sommes conviés. Et le titre, vous l’aurez compris, donne froid dans le dos. L’argument est connu. Le voici sous forme d’interrogation : « Comment préserver des barbares nazis les œuvres qui témoignent de la beauté du monde ne serait-ce qu’en existant? » C’est cette existence même qui est menacée.

Seconde guerre mondiale. Les Nazis approchent, les loups vont entrer dans Paris, le pillage va commencer. Le Louvre, ce château-fort de l’art est menacé. Le musée de Paume aussi. La Mona Lisa est convoitée comme un trésor de guerre. Les fauvistes, les cubistes, les surréalistes, ces dégénérés, il faut en effacer toute trace. On assistera à la résistance de l’art (des curateurs et collectionneurs) à la barbarie de Göring.

L’espoir

Le livret est de Michel Marc Bouchard. La musique de Julien Bilodeau. Et cette association est une immense réussite. Dès les premières notes, on oublie l’Histoire pour entrer dans leur histoire, dans leur façon de raconter, de mettre en scène, cet épisode qui, pourtant, a des échos maintenant, au moment où on lit ces lignes, au moment où on est assis dans la salle parce le son de l’explosion au loin, c’est de l’Ukraine qu’il nous arrive. Le décor y fait pour beaucoup. Art nouveau. Dépouillement des lignes. Une certaine froideur : l’œil n’a pas de « fantaisie » à laquelle s’accrocher, sinon la Victoire de Samothrace qu’on entre-aperçoit. Espoir? Il est beaucoup question d’espoir ici.

Il y a aussi un thème sous-jacent qui finit par éclater à la surface : cette arrogance des tyrans (il y en a de petits comme de grands) à décider de la beauté. À condamner à mort non seulement les artistes mais leur art, et dans un ample mouvement ceux-là même qui les reconnaissent et les apprécient. Ne parlons pas de toutes les formes de censure et de destruction d’œuvre par des inaptes ineptes. Parlons de cette beauté qui nous attend.

Parce que… Voilà comment deux génies, l’un de la musique, l’autre de l’écriture, réussissent à transcender un événement historique, à en renouveler la symbolique, à en dénoncer encore plus fortement l’odieux. Voilà comment deux artistes vont plus loin qu’au cinéma. Ils viennent nous toucher là où nous pensions savoir. La musique de Julien Bilodeau est d’une grande efficacité. Belle et noire comme un poème de Denise Desautels.

Musique narrative

C’est une musique narrative, descriptive parfois, qui sert le livret d’une manière magistrale alliant l’humilité et la profondeur. On ne cherchera pas ici une « mélodie du bonheur », un « ver d’oreille » obsédant, pas plus qu’on ne cherche le portrait d’une vache dans une toile de Borduas. Musique non figurative, alors? Non! Musique qui parle, musique qui raconte en notes ce que les mots qui chantent ne peuvent dire. Ajoute une dimension? Non, crée une dimension.

Dans cette entreprise, on voudrait saluer le chef d’orchestre Maestro Zeitouni, les choristes toujours présents, toujours justes, et Damien Pass en Jacques Jaujard (qui prend sur ses épaules 2h30 de spectacles chantés, excellente France Bellemare en Esther, formidable Émile Schneider, toujours juste, qui joue un personnage difficile sans jamais céder à la tentation de « le surjouer », Rocco Rupolo, John Brancy, Allyson McHardy, Isaiah Belle, Matthew Dalen en Goering, il faudrait tous les nommer tant ils s’intègrent avec brio dans une mécanique scénique parfaite, et l’incroyable mais plus que croyable Layla Claire qui nous donne une convaincante et émouvante Jeanne Boitel, tellement qu’on voudrait la prendre dans nos bras pour la rassurer. Comme on voudrait consoler France Bellemare et Émile Schneider pour la mort d’Esther et de son fils Jacob. Le tout nous est livré sans accroc dans une superbe et très efficace mise en scène de Florent Siaud, dirigeant par moment un véritable ballet de personnages.

Si vous n’êtes pas encore allé à l’opéra cette année et même si vous y êtes déjà allé, ne manquez surtout pas ce spectacle. Il faut protéger la beauté du monde. Et surtout il faut la partager.


La beauté du monde est présentée à la salle Wilfrid-Pelletier jusqu’à demain dimanche.