POÉSIE: Les 25 (…) injections d’ataraxie de 2023

Imaginons que la flore et la faune disparaissent bientôt de cette image sous le pic des développeurs… Imaginons que, derrière, se cachent des dirigeants avides. Imaginons que la lecture puisse en finir avec la pauvreté, les récessions, les bombes… Réalisons que chaque dose de poésie injecte un remède aidant à maintenir l’équilibre et à avancer malgré tout. La poésie rime avec toujours tous les jours. Pour moi. J’écris moi, sachant que je ne suis pas le seul. J’ai voulu étendre cette année le champ à des poètes et des maisons d’édition peu ou moins connu.es et qui ont su nous surprendre. Nous, oui, puisque nous sommes des milliers, des millions à rêver mieux grâce au verbe. Bonne année 2024!

RENTRONS NOUS LAVER, fléchir dans la baignoire, nous inonder de l’intérieur, passer de l’eau sur la mémoire, ôter le sable du cœur, effacer l’encre du passé, savonner le regard, devenir incolores, jusqu’à l’illusion de propreté, d’avoir évacué cette nuit du corps.

J’aimerais mourir peut-être. À condition que mourir m’aime en retour.

Salomé Assor, Nue, Poètes de brousse, 144 pages.


C’est le soir

et je tourne en rond

dans notre maison à lire

des poèmes en réponse

à un suicidé maintenant

Peut-être les seules lumières

visibles du chemin

qui ne viendront pas

à bout de la lune

Mais j’ai décidé de rester1

1 Jim Harrisson, Lettres à Essenine, Christian Bourgois Éditeur, Paris, 1999.

Sébastien Auger, Solstice arrive, Éditions du Quartz, 88 pages


Je souhaite être

Où Nutshimit m’attend

Ériger mon campement

Marcher ma vie

Appartenir à l’histoire

De celles qui avancent

Croire que mes jambes retourneront

Aux pas des Anciens

Joséphine Bacon, Kau Minuat Une fois de plus, Mémoire d’encrier, 134 pages


motifs célestes

et animaliers

veillent sur toi

cependant que mon visage

reconnaît de la nuit

les points d’éveil

et la sujétion à ces points :

ton visage sibylle

guette du mien la mise en lambeaux

Jean-Philippe Bergeron, genèse, berceau, dessin de la lune, Poètes de brousse, 96 pages.


la peau que tu veux est juste en dessous de la peau que tu vois. exfolier jusqu’à atteindre le nacre de la sirène. les traits fuient, racontent une histoire de laquelle je ne suis pas, pas comme je voudrais, pas comme quand j’attrape mon corps au vol, au détour d’un angle dans une photo parfaite. je suis actrice dans ce film mais on a décidé que ma présence était liminale, un seuil, juste avant la naissance de l’ombre. celle qui précède l’ombre. ce minuscule ongle blanc avant la pleine lune. mes gros plans s’offrent en trous noirs qui avalent la beauté des autres femmes

Pascale Bérubé, Trop de Pascale, Triptyque queer, 116 pages.


quand tu mourras…

dans le fond de ton monde inventé pour

échapper à celui qu’on tentait de t’imposer

les mouches à feu te suivront jusqu’au

petit matin

et le soleil n’aura plus envie de se lever

Sonia Bolduc, quand tu mourras, Hurlantes éditrices, 176 pages.


Mon ange, on enseignera

le soleil et les arts

à tous les enfants

des campagnes ensommeillées,

aux creux des valons verts.

Pour la tendresse ovine,

on est prêtes à enrouler les prairies

autour de nos reins

et à porter un chapeau d’oiseaux ivres.

Louise Bombardier, Brûler l’hiver, Poètes de brousse, 128 pages.


AINMALE

Les arbres nus de l’hiver

se serrent les uns

contre les autres

autour de moi.

Au fond du fossé

un filet d’eau serpente

entre les morceaux

de glace cassée

jonchée d’herbe jaune

de terre de brindilles.

Le ciel ne m’offre

aucune prise

mais deux écureuils

se pousurivent sans relâche

au-dessus de ma tête (leur jeu

provoque une joyeuse

tempête

derière eux).

Je ne retiens rien.

Les pensées

glissent en moi.

Respirer bientôt

m’occupe toute entière.

Je rapetisse à vue d’oeil.

Sarah Brunet Dragon, Une année terrestre, Noroît, 192 pages.


tout le soleil est bu

sans lie

les lignes du paysage se sont terrées

les nuages sont des lèvres,

se mugissent de sang

embouties par les vagues

que la terre insère en nous, un refuge

petites ondes de brocart

agitées de moues boudeuses

le ciel est une entaille ouverte sur l’infini

partout des frémissements sans peau

qui nous agitent en surface

Sylvain Campeau, Présences, faims, Pierre Trucotte Éditeur, 114 pages.


Je porte une fille étincelante : quatre-vints carats lors de l’échographie.

Le médecin prédit une gymnopédie dans son cœur. Des clochettes sauvages plein les mains. Une réserve d’enchantements sur le visage.

Elle aura la ténacité des Panthères Incandescentes. Je le sais.

Elle apprendra une dizaine de langues. Je le sais.

Elle confectionnera des mateaux pour les arbrisseaux. Je le sais.

Elle fera disparaître toutes les blessures. Nous le savons.

Jonathan Charette, Nisso la cité sur le Soleil, Noroît, 112 pages.


On peut apprendre à respirer sous l’eau,

traverser des fenêtres en feu, ou marcher

pieds nus dans le crâne des origines.

Nos habiletés sont admirables.

On a le carquois fourbi de flèches dorées,

Underdog à l’asssaut du ciel barré.

On est bilingue, trilingue, ambidextre,

Polyglotte de l’outre-espace. Marionnettiste

des grandes blessures.

Monique Deland, Noir de suie Poèmes d’atelier, Noroît, 136 pages.


Alors, elle décida de rester couchée.

Sur le dos, dans son lit, avec devant elle

le plafond gris

asymétrique

tranchant. Le vrombissement

des machines dehors. La grêle contre

les vitres. L’été l’hiver. L’automne l’été.

Un livre s’écrivait au-desus d’elle.

Formait un globe.

Une pastille.

La chatte aussi, couchée sur le dos,

avait fini par suivre du regard

les poussées des étoiles récursives,

le lichen, les messages

courant au-dessus d’elles.

Roxane Desjardins, Trou noir, Les herbes rouges, 152 pages.


Tant de portes entrebâillées

dans lesquelles m’engouffrer encore

seulement elles sont aujourd’hui

beaucoup plus étroites

à genoux au sol

je me contorsionne

chatte sans clavicule

sac d’os pourtant

si la tête passe

tout passe

Charlotte Francoeur, Adieu les crevettes, Noroît, 96 pages.


aquatique

elle fait le corps

se serrer les cuisses et

s’ouvrir l’intérieur

les yeux renversés

font battre la sève

des poignets

aux chevilles

dis rien

parle-leur

Hélène Frédérick, Charleston, L’Oie de Cravan, 74 pages.


Les épices de la flamme

s’éteignent dans le bois

posé sur mes cuisses

les arbres ne parlent plus

tournés sur le camp

je couche en tanière

dans l’écaille de la neige

les prénom pissé sur la porte

une main dans la poche

en serrant de la vulve.

Annie Lafleur, Puberté, Le Qujartanier, 144 pages.


un midi de grand lavage de cerveau

j’ai souhaité les rencontrer, les arbres

j’avais honte, c’est bon signe

le livre de ma tante avait dit : laissez

le bon refaire vos bras autour de lui

dans les hauteurs mon histoire sonnait faux

les arbres ne comprenaient pas qu’il faille

au vivant le sentiment du vivant

les arbres refusaient de canaliser

les formes-pensées de mon corps de souffrance

les arbres me ventaient va te perdre

longtemps longtemps

des mélèzes de mon âge

la lumière venait par-derrière et les dévorait

Vincent Lambert, La troisième à partir du soleil, Le Quartanier, 152 pages.


Tu parles

Même déchiquetée ta voix chatoie

Ce que tu lâches de silence

Les mots tombés dans le garage à travers le vacarme

Ton premier et ton dernier cris poussés pour personne, sans amour

Être moins qu’un chien déjà au berceau

Même pas pour soi-même une possibilité

Pour toi tout de suite il a fait noir

Après apprendre la lumière t’a détruit.

Mélanie Landreville, Chose sensible suprasensible, Les herbes rouges, 72 pages.


J’incarne les traces d’innombrables bêtes muettes. Pères, mères, enfants martèlent mes pas. Dans ma poitrine s’enfoncent mes vastes servitudes. Au creux des bouleaux noir et blanc sans âge, j’inscris ma fuite. J’ouvre un passage en vos silences.

Simon Painchaud, Je parle de vos silences, Noroît, 96 pages.


cette forêt morte

incendiée

n’est plus possible

tout ce silence à traverser

jambes lourdes

mes ailes noircies autrefois si douces

autrefois légères

quel corps désormais habiter

Anne Martine Parent, L’horizon par hasard, La Peuplade, 112 pages.


bientôt mes amies auront des enfants

leur monde sera ordonné

elles m’inviteront à déjeuner

un dimanche

dans leur maison accueillante

mais

je serai partie

vers une rivière

où me désorganiser

vers une forêt

où m’exposer

seule

Sarah-Louise Pelletier-Morin, Le marché aux fleurs coupées, La Peuplade, 232 pages.


J’ai pagayé en de vertes écumes

vagabonder est un art coupable

de se souvenir des forêts anciennes

je galvaude la beauté

Montréal atoll boréal

attentif aux flux tectoniques

tu soupçonnes la présence des morts

l’opacité des fenêtres te cerne

la rue n’est rien sans fantômes

les vivants d’hier les hantés de demain

pour voyager dans le temps

encore faut-il saluer son voisin

entre les berges de Léthé

et la fontaine de la Mémoire

ne choisis pas désobéis

enchevêtre les routes

avance dans l’impermanence

vers les rives d’un clair visage

Joël Pourbaix, Nous sommes oiseaux, les éditions du passage, 116 pages.


je suis ici

ni moi ni elle

mes os forment autre chose

fâchés d’insister sur l’apparence

vestiges charnels

tu recadres ma façade

à la lueur des corridors

les langues se mordent

carré rond

large cercle

goûte mes retailles

Gabrielle Regimbal, La-Z-Boy résurrection, Mains libres, 84 pages


Un nuage crève

il pleut ça se réfugie

à l’intérieur les voix retentissent

robes d’été ensemble naturel

de sève et de sang une fréquence triviale

quand je mets un genou par terre

je cherche des cercles anciens.

Hector Ruiz, Appartenir, Noroît, 160 pages.


la pluie

tend l’oreille

à travers ses grésillements

tranquilles

de vieille chatte maternante

elle pose sur moi ses mains

courbe à demi-mot

mon inquiétude

le soleil

sait-il plier ainsi le genou

quand la nuit tombe

Mathieu Simoneau, Des longueurs dans le crépuscule, Noroît, 96 pages.


j’avance

prête l’oreille

fais le serment

de mes incertitudes

renouvelle mes vœux

marque le sentier

qui s’efface

meurt

disparaît

Louise Warren, la ligne d’incertitude, Noroît, 146 pages.


De poésie, il n’y aura jamais assez pour combler ce qui se perd et meurt à une époque qui fabrique de l’oubli. L’année 2023 s’est montrée généreuse en termes de recueils variés. Nous aussi sentons cette envie de luxuriance devant le désert de la pensée, ce vide qui nous toise un peu plus chaque jour. Voici donc une dizaine d’autres titres méritant aussi l’attention.

Christophe Condello, Pieds nus dans l’âme, Pierre Turcotte Éditeur, 104 pages.

Caroline Dawson, Ce qui est tu, Triptyque, 96 pages.

Névé Dumas, poème dégénéré, L’Oie de Cravan, 88 pages.

Jean-Philippe Dupuis, les yeux d’un animal au repos, Le lézard amoureux, 80 pages.

Daniel Guénette, La châtaigneraie, Éditions de la Grenouillère, 78 pages.

Olivier Labonté, Et puis demain ne pardonne plus, Hamac Poésie, 78 pages.

Tristan Malavoy, Ce que la nuit déposera dans tes mains, Mains libres, 78 pages.

Émilie Pedneault, Crâbe, Éditions de la maison en feu, 80 pages.

Émilie Turmel, Berceuses, Poètes de brousse, 96 pages.

Ouanessa Younsi, Quand je vis, Mémoire d’encrier, 138 pages.