LITTÉRATURE: Une femme libre

Corinne Larochelle, photo: Annie Lafleur

Le dixième livre de Corinne Larochelle, Pour cœurs appauvris, est un inventaire des rapports amoureux et charnels. Publié par Le Cheval d’août, ce recueil foisonnant compte 58 nouvelles ayant souvent des liens entre elles, portées par la sensibilité d’une seule narratrice. Et si les cœurs des amoureux sont appauvris, c’est surtout que l’époque est triste. Les temps sont à l’amour avec un petit « a ». Mais la narratrice ne désespère pas. Riche de ses expériences, elle a de l’humour et papillonne toujours.

Une femme libre. La narratrice de Pour cœurs appauvris, le dixième livre de Corinne Larochelle, se perd et perd souvent en amour, mais elle a accueilli/assumé/gagné une solitude qui, on le sent, l’a rendue plus forte. Grâce et/ou en dépit de ses propres faiblesses, désirs, audaces. C’est une voyageuse charnelle, une aventurière de l’intime. Les 58 nouvelles de ce recueil offrent un kaléidoscope envoûtant de l’amour nomade.

« Ce n’est pas un recueil de nouvelles idéologiques, explique l’écrivaine en entrevue. Il y a un peu de tout, y compris des trucs féministes. Il y a des rencontres qui auraient pu mal tourner et qui se passent bien. Ce sont des histoires parfois sans issue, mais où la narratrice en apprend autant sur elle que sur l’autre. Ce n’est pas simple l’art d’aimer. C’est le plus grand défi de la vie. »

Parlons d’amour, alors. Dans notre époque aux sentiments appauvris, on s’éprend d’images, on swipe et on efface. Peur de l’engagement? Ennui permanent? Polyamour interchangeable?

À l’inverse de cet éclatement, Corinne Larochelle croit à la construction de l’amour. Elle cite un texte de Pauline Julien, La chanson difficile, à cet égard: « L’amour est pas difficile/Et pourtant ça prend 20 ans/avant de s’aimer comme il faut/avant de s’aimer tendrement ». Ce recueil peut être vu comme une sorte de cri d’alarme.

« C’est sans concession. Je voulais aller là où il y a quelque chose à dire, même si ça fait mal, même s’il y a du dévoilement. En écriture, je ne veux pas juste aller là où je me sens confortable. Je voulais remettre en question notre époque. Pourquoi ça se désagrège, pourquoi a-t-on autant de difficultés? Sommes-nous trop dans la vitesse, la consommation? »

Réalisme d’apparence

On pourrait parler de textes très crus, dans certains cas, mais ce serait ignorer le travail littéraire. Sous des apparences réalistes ou autofictives, Pour cœurs appauvris est un livre extrêmement astucieux, ludique par moments. La narratrice, qui sait autrice, semble s’amuser de nos éventuels émoustillements et nous propose souvent ce à quoi on ne s’attend pas.

Comme un recueil de textes précédent, Ma nuit est sans épaule (Herbes rouges, 2002), c’est l’œuvre d’une personne qui a vécu et ne se fera probablement plus jamais prendre au jeu, mais une autrice aussi qui aime nous surprendre avec ses « je ». Autofiction?

« C’est de l’écriture de soi. Je ne me cache pas qu’il y a des bases biographiques, mais c’est injecté de fiction. C’est la littérature que je préfère: Sibylle Lacan, Sophie Calle, Grégoire Bouillier, Annie Ernaux. Dans leurs livres, on est en contact direct avec leur vie. Chez moi, il y a de la fiction. Je reconnais que toute écriture est fiction dans le sens de travail et de construction. Mon livre est construit comme un roman, c’est un « je » unique. « 

« Un matin, c’est plus fort que moi, je prends mon stylo et j’inscris: Il vient de me téléphoner. Le téléphone, de nos jours, c’est rare. Ça doit signifier quelque chose, ça ouvre sur un infini de possibles. J’ai l’espoir bien ancré. En me relisant, insatisfaite de l’étendue sans cesse renouvelée d’un désir à combler, j’ajoute en dessous de la dernière ligne, en capitales ratatinées: NE JAMAIS PERDRE MA SOLITUDE. »

Solitude

Le mot est lâché. (Re)gagner sa solitude représente une force conquise par la narratrice au fil de ses aventures. La solitude comme pays de (re)connaissance, un chez-soi réconfortant et aménagé avec soin depuis longtemps.

« La narratrice veut rencontrer. Il y a cette ouverture à l’autre. Mais toute rencontre ne vaut pas la peine de perdre sa solitude. Je me suis un peu basée sur Rilke dans l’une des lettres à un jeune poète où il dit qu’il y a trop de personnes qui se perdent dans le couple, dans la fusion du couple. »

L’idéal c’est de garder sa solitude en couple, de se garder soi-même, de se préserver, croit-elle. Entre un grand amour et une brute maladroite, des types coincés ou des bad boys, l’éventail des hommes du recueil nous fait voir leur vanité, leur orgueil, leur égocentrisme. 

« Ce n’est pas un livre contre les hommes, souligne-t-elle, même si je les critique un peu. Je suis entourée, dans la vie, de femmes extraordinaires, mais seules. Il n’y a pas d’égal masculin souvent. Je crois que les hommes sont paresseux. Ils se remettent quand même moins en question que les femmes. Ils s’esquivent. »

« Je voulais aussi, ajoute-t-elle, explorer la vie sexuelle des femmes intellectuelles, cultivées, artistes, esseulées bien souvent. Je ne dis pas que c’est représentatif de la société, mais elles veulent autre chose, approfondir, rechercher une nourriture terrestre et spirituelle. Aujourd’hui, on est confrontés à l’indigence affective. »

Sexualité

Un chance que les corps exultent. La sexualité est un langage que l’écriture de Corinne Larochelle sait écouter et décrire de belle manière.

« Après #Metoo, poursuit-elle, c’est nécessaire d’entendre les histoires d’agressions sexuelles, mais il faut aussi arrimer la sexualité avec autre chose que le drame. Je voulais aller vers une aire de jeu, de séduction. La narratrice est confrontée au fait qu’il n’y a plus de séduction. Il n’y a plus de beauté. On passe tout de suite, dans les relations, à des espèces de tractations et de négociations. »

Paysages évocateurs, mythes en mémoire, lieux mystérieux sont ici souvent en adéquation avec les sentiments vécus des personnages. Qu’ils portent en elles et eux des cœurs appauvris ou non.

« Il y a une mémoire de la peau. Les rencontres même éphémères laissent des traces dans la peau plusieurs années plus tard. Dans la nouvelle La fissure, un homme qui pleure dans les bras d’une femme, c’est un moment fort, puissant. C’est un peu comme dans mon roman Le parfum de Janis, la narratrice est trop jeune pour assumer la dépression d’un(e) autre. On ne peut pas porter le fardeau de l’autre. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’amour est si difficile. Le choc amoureux est souvent la rencontre de deux névroses complémentaires. »

Dans son inventaire des rapports amoureux et charnels, Corinne Larochelle penche vers la force de l’imaginaire. L’imaginaire comme remède à la porno où rien n’est imaginé, où le désir est absent, où tout est montré.

« C’est fort l’imaginaire. Dans l’absence, on peut vivre quelque chose de fort. En terme d’amour sublimé, j’ai adoré le roman La confession anonyme de Suzanne Lilar [adapté au cinéma sous le titre Benvenuta, avec Fanny Ardant]. La femme a presque hâte de voir son amant la quitter parce son imagination devient plus forte que sa présence à lui. C’est superbement écrit. »

Poésie

On peut dire la même chose de celle qui nous occupe. Avec ses fines dentelles de mots, la poète (six recueils entre 1992 et 2011) n’est jamais loin. Même si, pour la narratrice de La chambre, pendant des heures parfois, « il n’y a rien à toucher ».

« Le plus petit détail accordait nos intelligences.  L’ourlet d’une manche, au théâtre […] Une autre fois, m’accueillant chez lui, il avait dégrafé le haut de mon chemisier comme on déballe un cadeau, de ses mains absorbées, rendues fébriles par la couleur rouge des cordons. […] On se trouvait à la frange d’une dune, sa ligne très fine de sable à coincer entre les doigts. Je pouvais jouir du frôlement de son cil sur ma joue. »

La narratrice slalome entre gravité et légèreté. Entre soif de partager et solitude nécessaire. Passant de corps exultant sur fond grave à désirs inassouvis et « tristesse envolée”, Corinne Larochelle comprend les ambiguïtés des humains déficients en amour. C’est le livre non cynique d’un cœur devenu riche après l’appauvrissement. L’œuvre d’une lectrice attentive des incessantes volte-face des pensées et des corps.

« Cela fait plusieurs histoires où vous donnez le meilleur de vous-mêmes et que cette beauté n’est pas reçue. Tout de même, il ne faudrait pas y laisser votre peau. »

Oui, on pense à Nelly Arcan, même si les récits de Corinne Larochelle visent davantage la possibilité de plaisirs presque infinis.

« Nelly Arcan a été marquante dans ma vie. Mais je travaille pour ne pas aller dans cette direction parce que c’est destructeur. Il y a plein de parallèles à faire avec elle. Dans Pour coeurs appauvris, je vais tout de même vers la beauté.La narratrice se dit qu’on vit à une sale époque, que la société a changé, mais qu’on va s’y adapter. Même s’il ne reste que des ruelles de beauté, on peut être heureux avec ça. C’est mon parti-pris. La beauté peut être partout. »

La poésie de Corinne Larochelle

« Tu me rencontres, comme hier, dans l’excentricité de ma foi. Debout avec l’argile, depuis l’angle des mains, et derrière, depuis le sens de la mer égaré dans le sable. Continue. Ne serait-ce qu’un déséquilibre des formes lorsque tu approches. Avance à la ligne des silhouettes qui se consument, les rebelles et les autres, les grandes brûlées. Tu sauras divulguer le nom de la place avant le soir. Cette fois. »

« surprise par le crépuscule

déclin et aube

réunis sur tes paupières

tu offres un chant de fin du monde

comme instrment de réconfort

tu continues de boire

la chaleur des étoiles

penchée au-dessus d’un cratère

une étoffe sans valeur

attachée au cou »

« Je le rencontre sous la terre

d’un édifice en ruines

il joue de la clarinette

négociant son avenir à même les ténèbres.

Un temps précieux se recycle.

La musique poursuit sans livret

palpables notes qui m’éclairent.

Au matin, je le sais

astres alignés

à hauteur du menton

je le veux pour moi. »