LITTÉRATURE: Frôler la mort de près

Annie Lafleur, photo: Le Quartanier, Justine Latour

Ciguë d’Annie Lafleur marque la fin d’un cycle. Avec ce livre dense, l’autrice reprend la route à moto, à dos de piranha ou de serpent. Elle nous offre un manuel de survie écrit dans une jungle touffue où elle se dévoile, sans se dévoiler. Entre un fusil sur la tempe et une traversée à la nage, elle a respiré à fond et s’est amusé avec la langue. De la grande poésie.

Le cinquième livre de poèmes d’Annie Lafleur – son troisième au Quartanier – est un ouvrage polysémique, luxuriant où la nature reprend d’ailleurs ses droits. Ciguë déborde d’images, de souffle, d’imaginaire et d’histoires. « J’écris des histoires que je ne raconte pas », souligne-t-elle en entrevue.

Ce livre parfois très dur, sans compromis dans le style et presque sans ponctuation, frôle la mort de près. Avec le grand frisson qui peut accompagner cette proximité, avec l’ouverture, aussi, que cela crée dans « le chemin de la foudre ».

« On approche de la mort tout le temps dans Ciguë. C’est un manuel de survie à l’autodestruction, c’est une recherche d’air et de souffle. Une fois qu’on a ingurgité ce poison, il faut vivre le plus fortement possible. La ciguë est intéressante parce qu’il y avait peu d’écrits à ce sujet, il m’a semblé. À ce sujet, il y avait encore de la place pour l’imaginaire. »

« Une image ce n’est jamais qu’un mot », ajoute-t-elle. C’est une phrase une intention. Les lieux sont définis dans Ciguë et la poète y reste pour aller au bout de ce que cela peut offrir, de sensations, de directions, d’éventualités, d’actions ou de situations, tout en restant cohérent. Tous les lieux du poème sont en elle. Ciguë c’est être à l’intérieur d’elle, femme d’ici et maintenant.

« J’ai eu beaucoup de plaisir à écrire ce livre. Peut être pas le premier vers du premier coup [« Je me tire une balle dans la tête à l’heure pile la bonne date »] – mais en réécrivant, avec la distance, oui. J’ai vraiment aimé faire les recherches pour ce livre. »

Recherches

Des recherches? Oui, notamment dans les livres, en vidéo et sur internet. La poète lit beaucoup de poésie, de philosophie, mais aussi de botanique. Son cerveau arborescent donne à l’écrit une poésie qu’on pourrait qualifier d’encyclopédique.

« Il y a toujours une métamorphose en poésie. Mais même si, parfois, ça peut être déstabilisant ou ça peut sembler changer beaucoup, il y a toujours un fil. »

La profondeur de ses vers, où la phrase prend le dessus sur le mot, peut faire craindre l’abysse, mais le plaisir est là, dans la plongée en apnée, dans la découverte perpétuelle, la satisfaction d’apprendre.

«Chaque livre nécessite beaucoup de recherches, de prises de notes. Je collige beaucoup autour d’un sujet. Chaque livre de poèmes a sa forme. Tout repose sur la forme. C’est l’aventure de la langue qui m’intéresse mais je ne perds jamais le fil. J’ai tendance à être boulimique dans mes recherches. Dans le livre, je parle d’un oiseau de Tombelaine, près du mont Saint-Michel. Alors, j’ai passé une journée complète à lire là- dessus. Je le fais si je sens qu’il y a un potentiel imaginaire.»

« trop pâle pour la course debout à la sieste cou recoulé aux lobes la bise passe d’une joue à l’autre crosse l’anguille plus cinq parts de chyle je tourne le ciel à l’oiseau j’écoute mon cœur l’oreille sur la goupille »

Tangible

Serait-ce cet oiseau-là ou un autre… La jungle dense des vers contient toute une vie organique, animale, végétale, minérale, que la poète manipule avec soin, comme s’il s’agissait d’un oasis dans le désert. Annie Lafleur aime toucher à la vie qui bat.

« Dans ce livre, tout est très tangible. Je n’ai pas utilisé de mots comme immortel, amour ou amitié. C’est très physique et sensible.
J’ai besoin de prendre quelque chose pour pouvoir en faire l’expérience et le transformer après. J’ai besoin aussi de construire dans un monde réel pour pouvoir l’amener dans mon imaginaire. Tout part du réel de toute façon. Il n’y a rien là-dedans qui est impossible ou improbable à mon avis. »

Ses découvertes en amont sont mises au service du verbe en passant par elle, sa vie déchiffrable, ou non, dans le texte. Poète arborescente, intemporelle fort probablement, dont le « crâne ne ferme plus à la belle étoile ».

Le tangible lui sert à « faire lever quelque chose », comme dirait une trappeuse en fouillant les bois. Une multiplicité de quelques choses, en fait. Par exemple, pour Ciguë elle a lu sur Jeanne d’Arc et revu tous les films.

« Si un motif me touche profondément, je vais vouloir comprendre pourquoi. Si j’ai ressenti quelque chose, c’est certain que plusieurs autres ont senti la même chose. C’est ça qui m’intéresse, entrer dans la tête des autres. »

« la brique que j’ai lancée nous réveille en même temps je tonds les crânes et le tien me fait un casque ailé « 

Du « je » et des autres

Elle n’est pas seule dans l’aventure. Il y a le frère, le père, maman, dans une forme de théâtre de la cruauté. Le corps y « avance à la claque ». Après tout, « n’importe quel os a eu tort » et, donc, « qu’on me vide de mes jus ». Ce qui ne l’empêche pas de promettre: « je survivrai aux crises d’asthme aux annexes de ma mort ».

Tant et tant de phrases à faire rouler dans la bouche et les oreilles. Annie Lafleur nage aussi bien en expérimentation qu’en profondeur, en eaux agités qu’en sonorités ludiques. C’est un travail délicat au rythme maîtrisé, effectué sans y perdre en éclats de toutes sortes.

« Le merle se défait au rocher mallette ouverte dans le vide une aile ranimée par la foudre chemise havane signal de guerre un œuf sur le dos à sucer dans le noir deux cloisons carton-pâte dix mille en liquide petite croix où gratter petit magot petit trou une envoyée de sa tête qui dodeline vol de nuit in petto lampe-tempête »

Annie Lafleur ouvre le sens comme d’autres brisent les glaces avec leur tête. L’artiste visuelle en elle n’est jamais loin. Elle parle avec ses mains, écrit avec son sang. Elle sent qu’elle sera ailleurs bientôt. Essai, roman,… probablement, mais toujours singulier. Lafleur exotique.

«Je me suis rendue compte que c’était une trilogie en relisant les deux premiers publiés au Quartanier pour l’édition poche. Il y a vraiment un mélange d’intention et d’intuition là-dedans. Je me suis laissée porter par le premier geste avec Rosebud. Une trilogie peut se constituer plus organiquement. Ciguë c’est la fin d’un cycle pour moi.»

Annie Lafleur lira l’intégrale de Ciguë à la Librairie Le Port de tête le samedi 26 octobre à partir de 20 heures.

Ses autres livres

Prolégomènes à mon géant (2007)

« Artillerie de lumbago en soutane matin
pêchée au fort le fort
crampe microscopique posée sur les veaux parfumés
caméra entre-mâchée d’avenue » 

Handkerchief (2009)

« Le désir qui paragraphe à l’intestinal une fascination fleuve fait la gueule à en ramoner les chimères au dard s’amourache des travaux sur ta voix »

Rosebud (2013)

« On risque au contact

un flanc ouvert

le reste imprécis

suivre tout le dessin de l’index

une tête vouée

à la vraie mort »

Bec-de-lièvre (2016)

Ton nom dépasse d’une lèvre fillette tu te souviens d’une flèche à la tête par la fente des cheveux se mouvoir dans pareil noir les très grandes heures enterré allumé

Parmi ses autrices-teurs fétiches

Danielle Collobert

Josée Yvon

Huguette Gaulin

Nicole Brossard

France Théorêt

Denise Desautels

Carole David

Susan Sontag

Cormac McCarthy

Eugène Savitzkaya

Marc Graciano

Pascal Quignard

Valère Novarina