LITTÉRATURE: Une jubilation mortifère!

Paul Kawczak, nous dit-on, en est à son premier roman. C’est bien vrai; mais quel début exubérant! En fait, il a publié, à la Peuplade où il travaille comme éditeur, Un long soir; 112 pages de microrécits. Surtout, surtout, il a complété son doctorat à l’Université du Québec à Chicoutimi et, dans sa thèse, il s’intéresse, on l’aurait deviné, aux récits d’aventures littéraires de l’entre-deux-guerres.

Il faudrait vous dire ceci, pour vous donner une idée de ce qui est accompli au sein de cette histoire. On y suit Pierre Claes, géomètre de son état, qui s’en va au Congo belge, en 1890, tracer la frontière nord-ouest de la colonie africaine appartenant au roi Léopold II. Il va y faire la rencontre de Xi Xiao, homme à tout faire oeuvrant à Léopoldville, mais surtout, dans un passé lointain qui ne demande qu’à revenir à la surface, bourreau de son état. Celui-ci va s’amouracher de Claes et le suivre partout, enivré de la présomption que tout cela doit le conduire à la mort.

On aurait tort de croire que c’est une description essentielle du roman. En un sens, cela est certainement vrai. Mais il n’y a là qu’une sorte d’ossature principale, essentielle certes, mais qui ne peut donner qu’une idée incomplète de ce dont le lecteur s’apprête à faire l’expérience. Il faut ajouter des couleurs au portrait.

D’abord, parce qu’il y aura maints personnages, adjuvants nécessaires ou complémentaires. Comme ce Vanderdorpe qui cherche à retrouver Claes pour des raisons qui nous apparaîtront peu à peu. Des destins viennent s’entremêler à celui du personnage principal : comme sa mère, Camille Claes, ou un assistant, Mpanzu, qui disparaît assez tôt; le jeune Klein dont Vanderdorpe s’occupait; Silu, sœur vengeresse de Mpanzu, en plus d’un capitaine polonais qui passe et évoque Joseph Conrad, écrivain de Heart of Darkness qui a inspiré le film Apocalyse Now, de Coppola et on en passe.

Tout cela existe comme de concert, avec des reprises du passé, des retours en arrière, en Belgique ou ailleurs, qui donnent du relief, un arrière-fond biographique aux personnages. Il y a même Verlaine et Baudelaire qui sont des figures accompagnatrices de l’histoire d’amour et de passion ravalée de Vanderdorpe. Si bien que l’expérience de lecture est un peu extrême et qu’on ne cesse de nous entraîner dans des avenues qui ajoutent au foisonnement, aux multiples avenues des odyssées de ces protagonistes.

On ne perd tout de même jamais de vue que c’est l’histoire de ce Claes qui est centrale, et non simple prétexte, mais tous les fils en viennent à créer une profondeur et un univers aux multiples facettes. Tout convergera à nouveau vers lui et son rapport avec Xi Xiao, à la fin. On comprendra que tout a été pensé, dosé pour nous mener là où tout devait se terminer.

L’Afrique

Mais, surtout, il y a l’Afrique et sa luxuriance. L’Afrique et tout ce qu’elle a pu représenter de sensations fortes à vivre pour des Européens déboussolés par le climat, le soleil, la chaleur, l’apparente sensualité de ces gens que l’on hésite à l’époque à considérer comme des êtres humains. Cela autorise toutes les avanies possibles; cela permet d’aller à l’outrance, de vivre dans ce mince écart entre la vie et la mort.

De cela, évidemment l’Afrique et ses habitants feront les frais, seront les victimes sacrifiées de cet appétit qui se révèle à qui fait l’expérience d’aller là-bas, dans les marges de l’humanité. Le penser ainsi, penser être arrivés aussi loin que l’on peut, aux confins de l’humaine condition, est l’excuse commode pour abandonner toute retenue, lever toutes les inhibitions, innerver tous les appétits, affronter sa propre bestialité.

Si bien que ce que peut représenter Xi Xiao, ce bourreau appliqué, artiste menant sa victime à la limite de ce qu’un corps semble être encore, quand, souffrant, il exulte de vivre toujours, semble relever de l’illumination mystique. Il y a, là-dedans, des traces de Georges Bataille auquel Paul Kawczak a lui-même fait référence comme étant une source d’inspiration. Le sulfureux auteur français s’est, le premier, montré intéressé par la découpe humaine, depuis des images de gens exécutés exhibant d’étranges rictus de jouissance, celle-ci et la souffrance semblant toujours simplement séparées par une question d’infime degré d’intensité.

Comme chez ce dernier aussi, dans Ténèbre, on sent l’excès des corps et de leurs sensations, qui vibrent au-delà de ce que l’on croit possible. Comme cela peut juter chez Bataille par-delà ce que le corps peut en lui-même contenir. Chez ces deux auteurs, un même élan, semble-t-il, mène l’écriture, depuis le cadre descriptif, familier des scènes, des choses montrées et des êtres en action, vers une sorte de vibrance vitaliste qui irradie tout et conduit vers le sensible et l’éthique.

Éthique sans cesse bafouée, ici, on l’aura compris, dans une expérience de colonisation du continent barbare qui insuffle à qui s’y mesure la sauvagerie humaine la plus crue!

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Paul Kawczak

nèbre

Éditions la Peuplade

304 pages