LITTÉRATURE: Désirer ensemble

Simon Lambert, Photo: Rachel Migué

Simon Lambert vient de publier un deuxième roman Les crapauds sourds de Berlin (Hamac) après un premier La chambre (VLB) qui offrait de belles promesses il y a dix ans. Promesses tenues, doit-on avouer en lisant ce livre réfléchi et touffu qui dresse un portrait nuancé, quoique reflétant le côté sombre, d’une époque où le couple et l’intimité sont matières solubles dans la société de marché. Échos d’une conversation passionnante.

Simon Lambert a beaucoup travaillé son deuxième livre Les crapauds de Berlin. L’auteur y dépasse les qualités narratives et thématiques détectées dans son premier roman La chambre, publié en 2010.

« Il y a eu un gros cheminement entre les deux. Dans La chambre, l’écriture était un peu académique, classique. C’était le livre de quelqu’un qui n’avait pas fait le travail de se demander comment écrire une histoire. C’est ce que j’ai fait pendant les neuf dernières années. L’histoire des Crapauds était prête en deux ou trois ans. Après, j’ai vécu plusieurs vagues de réécriture. C’est ça qui a été long, apprendre à trouver un style. »

L’ex-étudiant en philosophie, une discipline fortement présente dans le récit de La chambre et celui-ci aussi, a vécu dans la crainte du syndrome de Camus tel qu’expliqué par Sartre.

« Sartre disait que L’étranger et Le mythe de Sisyphe de Camus parlaient exactement de la même chose, l’un dans un roman, l’autre en essai. Tout le long, cela m’a hanté. Sartre disait qu’on n’est pas romancier pour avoir choisi de dire certaines choses, mais pour les dire d’une certaine façon. »

Après un récit intimiste kafkaïen dans le premier livre, l’auteur aborde, dans son dernier ouvrage, la question du couple dans un contexte socio-politique donné. Face à un sujet aussi vaste, on se doute que le processus de création ait été parsemé de changements importants..

« Au départ, ce qui m’a fait écrire c’est une irritation que je ressentais à me promener en ville [Québec]. Je la trouvais bruyante en raison des nombreux chantiers et des gens parlant tout le temps au téléphone dans la rue. Ça me fascinait ce sentiment et je l’ai étendu à ce que je ressentais par rapport au couple et à la difficulté d’avoir des rencontres significatives. »

Jamais nommé, le narrateur vit, à cet égard, nombre de relations sans lendemain. Le vide ressenti après le plaisir instantané ou « l’orgasme à prendre » comme il dit, lui fait entrevoir le chemin à parcourir pour espérer vivre un jour des relations plus riches. Difficile de s’identifier à ce personnage ambigu, hyper-consommateur de porno.

En toute neutralité axiologique, si l’on peut dire, Simon Lambert ne prend pas position, ne juge pas. Son livre n’a rien d’un essai finalement. Même si, comme penseur, il estime que le modèle néolibéral est responsable de bien des dommages dans nos vies intimes et sociales.

« J’essaie de dire quelque chose sur la masculinité. Je me tiens sur une crête où c’est possible de pencher d’un côté ou de l’autre. J’aime ce moment où le lecteur se demande si l’auteur pense d’une façon ou d’une autre. Collectivement, selon moi, il y a quelque chose qui ne marche plus. Les femmes disent que le couple traditionnel ne peut plus durer et j’ai l’impression que les hommes, à cet égard, ont un pas de retard. »

Houellebecq

Le regard du romancier embrasse plus large dans ce roman qui mène le narrateur jusqu’à Berlin et encore plus loin, dans sa réflexion, jusqu’aux années 1918-1919. Toile translucide, son personnage permet à l’écrivain d’esquisser un portrait de société plutôt noir. On se rapproche ainsi de Michel Houellebecq.

« Houellebecq est un auteur qui essaie de parler des conséquences du libéralisme quand celui-ci prend possession de tout jusqu’aux relations intimes. Dans L’extension du domaine de la lutte, la structure économique finit par paralyser les rapports humains. »

« Je suis parti un peu du même endroit, poursuit-il. Je ne me sens pas dans sa gang, toutefois, pour ce qui est de la direction à donner parce qu’il reste toujours dans une position cynique. On ne peut pas juste décrire ce sujet néolibéral là et ne pas essayer de le dépasser. »

En dehors des limites imposées par un certain modèle, dit-il, soit on s’immobilise, soit on essaie d’avancer, autrement.

« C’est le désir qui se met en route à ce moment-là. J’ai essayé, avec le roman, de laisser voir vers la fin qu’il y a un début, une tentative de quelque chose de senti sur un au-delà à ce qui a été décrit dans le livre. Comme auteur, ce que je décris c’est quelque chose qu’il faut absolument dépassé. »

Éternel indécis

Éternel indécis, mésadapté social en quelque sorte, le narrateur est un homme évidemment pré-#metoo, comme il semble y en avoir encore trop de nos jours.

« Les combats féministes se font entendre, pas juste sur le terrain judiciaire, mais sur le terrain de l’intimité. Ça nous touche dans nos rapports. Malheureusement, il y a davantage d’inertie chez les hommes. Nous devrions avoir une position beaucoup plus combative à l’égard des modèles de la masculinité. »

Dans le roman, le narrateur hésite à s’engager entre une femme très sexuelle, soumise aux fantasmes masculins, et une autre, une artiste, plus fragile et timorée. Pris dans un piège en lui-même, le jeune homme finira par « exploser » en raison de sa propre inertie et de ses profondes ambiguïtés.

« Pour qu’un lecteur embarque dans un livre, il faut que tu lui présentes un personnages qui lui plaît au moins pour quelques raisons. Ce personnage a rien pour être aimé. Il n’a pas à être aimable, mais il agit très peu dans le sens d’une présence au monde. Ça a été dur pour moi de le mener jusqu’au bout. Il y a une complexité dans le geste d’aller vers l’autre. J’ai essayé de rester sur la ligne entre la possibilité d’y aller et le fait qu’on y arrive pas tout à fait. Cela a représenté une gymnastique pour garder le tout vraisemblable. »

Le récit trace un parallèle avec l’Allemagne d’après la première guerre. Il n’y a là rien de fortuit. Tant dans l’intimité que dans le social, une révolution risque d’être nécessaire pour sortir des tumultes relationnels et/ou pour empêcher le brouillard des extrêmes droites de s’épaissir.

« Pour moi, le privé rejoint le collectif. La façon dont on entre dans un rapport à l’autre dans la sphère intime est fortement teinté par le social et les exigences d’une époque donnée. Ce n’est pas possible qu’il y ait une place forte pour le désir intime sans qu’il y ait, en même temps, une place pour le désir de changer la société. »

« Il n’y a aucun mouvement possible tant et aussi longtemps qu’on ne comprend pas la mesure des limites qui sont les nôtres. Il faut partir de ça, reconnaître le nœud et on pourra prendre la position de sujet désirant. Peut-être, alors, pourra-t-on décrire quelque chose qu’on voudrait et qu’on pourrait vouloir ensemble. »

Aimer?

Cette superbe phrase du livre résume bien cette idée: « Ce serait peut-être ça aimer: ne pas vouloir du monde tel qu ‘il est ».

« Quand je parle du libéralisme, c’est beaucoup pour parler d’une époque d’où le politique s’est retiré. Aujourd’hui, on entre dans le politique par l’entremise d’écrans et au moment d’aller voter aux quatre ans. Sur cette base, on se fait croire que la démocratie a pris le plancher. La vérité, c’est que notre investissement politique est à peu près nul. »

Aux yeux du romancier, le destin de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht durant la révolution allemande de 1918-1919, incarne un moment où le privé et le social étaient une seule est même chose.

« Un personnage suggère à un moment que ce devait être beau de s’embrasser sur les barricades. Or, le politique existait encore à cette époque, ce qui n’est plus le cas maintenant. J’ai voulu faire une présentation très personnelle de ce qu’est pour moi le 1er juillet au moment où se termine le roman. Cela fait peur aux personnages parce que la fête du Canada, ou du déménagement, est ce moment où l’on prend compte de la vie qui nous est donnée avec les possibilités que permet le libéralisme: habiter ensemble, avoir des enfants, des vacances l’été et le vote aux quatre ans. C’est, dans le fond, la fin du désir ou, dit autrement, le statu quo. Dans le statu quo, on arrête de souhaiter un combat possible. »

Simon Lambert estime que la société a abandonné le politique devant les exigences de la vie et la facilité du plaisir à prendre. Il se demande s’il viendra un temps où la population « investira à nouveau les lieux de pouvoir ». La question reste ouverte.

Entre-temps, il est déjà dans l’écriture du prochain roman qui ne nécessitera pas autant d’années, promet-il. Il y poursuivra les réflexions entreprises dans Les crapauds.

« C’est un projet bien avancé qui s’appelle Gabriel et Gabrielle. Ce sont des jumeaux et je les suis dans leur vingtaine. L’une des choses que je veux creuser c’est la façon dont la violence trouve son chemin dans l’intime. D’un point de vue masculin et féminin. Il y a toujours un moment dans l’intime où ça bloque. On ne sait pas quoi faire de notre désir et, sans issue, souvent, ça se rabat dans la violence. L’histoire se passe en 2012 durant le printemps étudiant. »

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Extrait du roman

« On est dix-mille sur les forums à interroger l’opportunité de notre fréquence, à se demander si c’est un comportement normal, dans l’après-coup d’un passage à l’acte il m’arrive de me demander combien de tonnes de vie coulent chaque soir au fond des cuvettes américaines: assez pour bâtir des ponts ou soulever des armées, sans doute, certains sites prétendent que la quête d’orgasme constitue l’aboutissement logique et le stade final du capitalisme. La démocratie et l’ouverture des marchés ont fini par s’imposer, au temps du libéralisme il reste le plaisir à chercher »

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Simon Lambert

Les crapauds sourds de Berlin

Hamac

446 pages