LITTÉRATURE: Jonathan Charette et son théâtre d’objets

Jonathan Charette, photo : Yannick Fornacciari

Comme son nom l’indique, Biographie de l’amoralité (Noroît), le quatrième recueil de Jonathan Charette se situe en dehors de la morale, questionnant la notion de valeur artistique, notamment. Plus narrative et descriptive que jamais, cette écriture vise très large tout en se concentrant sur le sujet de l’acte créatif dans un huis-clos périlleux. Zen, le poète.

Jonathan Charette a beau avoir la barbe longue, celle-ci ne cache pas une tête enflée. C’eût pu. Son troisième recueil, Ravissement à perpétuité (2018) a remporté le Prix Émile-Nelligan et la qualité de ses deux premiers livres a aussi été saluée: La parade des orages en laisse (2015 – finaliste au prix Alain-Grandbois) et Je parle arme blanche (2013 – Prix de poésie des collégiens).

« Je ne me suis pas mis de pression après le Prix Émile-Nelligan. La seule contrainte que je m’impose est d’essayer d’écrire un livre aussi bon ou meilleur que le précédent. J’ai toujours fonctionné comme ça. Il faut dire que j’avais déjà commencé l’écriture de Biographie de l’amoralité en 2017. C’est certain que l’idée de faire paraître un livre portant sur un huis-clos après des mois de confinement me chicotait un peu », dit-il en riant.

Libraire au quotidien, le poète lit évidemment beaucoup. Il se passionne aussi pour les autres expressions artistiques. Dans Biographie de l’amoralité, le hip hop, la mode! et la sculpture prennent beaucoup de place.

En perpétuel ravi et en observateur constamment étonné qu’il est, Jonathan Charette décrit ici un monde de passions absolues. Autant celle de la création que de la récréation, de l’obsession des arts, de l’engagement total et même du luxe. Son verbe luxuriant est au diapason. Même si, avec les recueils, ses vers ont raccourci et se sont épurés.

« C’est un travail amorcé avec Ravissement à perpétuité où j’ai voulu resserrer, condenser en allant directement vers l’effet que je voulais créer, sans m’étendre dans d’autres directions. Dans mes livres, il y a beaucoup de mouvement. Là, je me suis moins emporté en plaçant trois personnes dans un huis-clos. « 

Extrait de Biographie de l’amoralité lu par l’auteur

Personnages

Dominique, la sculptrice, s’isole en atelier avec deux modèles, Louis et Laurence, pour créer comme on respire ou jusqu’à ce que la mort s’en suive. Trois rebelles qui ne partagent pas la même cause même si elles et il rêvent d’absolu.

Pour Dominique, la révolution c’est évidemment l’art avec un grand A; pour Louis, prince de la nonchalance, le top du top est de ne rien faire; et pour Laurence, c’est l’obsession du tissage qui « dissimule des confessions à travers un réseau de nœuds« .

« Assez vite, en commençant à écrire des poèmes sur la sculpture, des noms de personnage sont apparus, note Jonathan Charette. Je ne voulais pas faire un roman par poèmes. J’ai gardé le fil narratif du début jusqu’à la fin, même si c’est un livre où il ne se passe à peu près rien. Il y a beaucoup de contemplation d’objets. »

Dans ce « rien », comme dans les recueils précédents, l’imaginaire de du poète décolle sans difficulté. Jonathan Charette est un écrivain de juxtapositions et de paradoxes, de tous les paradoxes avec, paradoxalement, beaucoup de suite dans les idées. Les clins d’oeil autoréférentiels abondent dans son oeuvre. Il écrit sourire en coin.

« Je me dis simplement que les gens vont me reconnaître ainsi, qu’il verront des passages pris dans les livres précédents. C’est un jeu de rappels. »

Biographie de l’amoralité est un livre qui ne porte jamais de jugement. Tous les objets et les sujets du poète ont la même valeur à ses yeux. L’important c’est le choc, le déséquilibre ou, vu sous un autre angle, l’ouverture totale vers des rapprochements des plus inhabituels. Paradoxes!

« Mon souhait était de m’inspirer un peu de ce que Francis Ponge a fait avec Le parti pris des choses en utilisant les clichés au sujet de certains objets, mais en version hip hop 2020. J’aime détourner le sens initial des choses ou les rendre apparemment inutiles en y intégrant d’autres éléments. J’ai un grand plaisir à détourner les normes. »

Le poète amusé

Et malgré des passages plus durs, sombres, voire violents dans ses recueils, l’esprit ludique reste toujours de mise. À l’impossible, le poème n’est jamais tenu chez Jonathan Charette. Il en émerge des images saisissantes, parfois surréelles ou fantasmagoriques.

extrait:

« Ethnologue de la disgrâce

Dominique se soumet

à l’observation des phénomènes

examine la morbidité de Laurence

compte les lacérations sur le torse de Louis

quand l’air sent le muguet

prendre le pouls des miracles

pause dans les projets

le temps de saisir l’incandescence

mais bien vite les mains agressent

le bloc de matière noire

et libèrent des scènes insoutenables« 

Le poète-sculpteur coupe, cisèle, recolle avec l’esprit encyclopédique qui est le sien. Il fait appel à tout ce qui lui tombe sous la main, dans l’oreille ou dans l’œil.

« Pour moi écrire, c’est tenir un atelier, un lieu de bric-à-brac avec toutes sortes d’instruments, d’objets. Un peu comme un luthier qui prendrait des morceaux de divers instruments pour en créer de nouveaux et voir comment cela résonne. »

Parmi ses « outils », les autres artistes sont importants à ses yeux et à ses oreilles, « mais ce n’est jamais pour faire une démonstration de savoir, plutôt pour ancrer le poème dans l’époque. J’aime faire des associations étranges et créer des surprises. »

Un peu à l’image de la couverture du recueil où l’on voit une oeuvre du sculpteur Laurent Craste (Iconocraste au bat 1 2010, porcelaine, batte de baseball) représentant un bâton ayant été inséré dans un vase évoquant une période classique.

« J’ai beaucoup lu les poètes du Parnasse en préparant le recueil, Théophile Gautier par exemple. J’ai essayé un peu de réactualiser cette démarche. Les gens décideront ensuite ce que ça veut dire de lire un poème sur les Adidas Stan Smith [qui fut un grand joueur de tennis des années 70] élevés au statut d’oeuvre d’art par certains. Je me lance constamment des défis du genre. »

Écrire toujours écrire

Pour favoriser la création, il confesse d’ailleurs que son bureau à la maison croule sous les objets divers: piles de livres, de disques vinyle, de calepins, d’œuvres d’art. Le poète écrit tout le temps.

« Je ne crois pas beaucoup à l’idée d’inspiration. Le texte va venir en travaillant sans trop forcer les choses. J’écris en marchant, dans l’autobus, lors de ma pause au travail. Je dors peu puisque j’écris parfois jusqu’à trois heures du matin. »

La musique l’aide notamment à créer le climat propice à l’écriture. Dans Biographie, Lil Wayne côtoie Eminem, Lana del Rey, Gerry Mulligan, Victoria Legrand, Dapper Dan et Arcade Fire, sans parler des écrivain.es, artistes visuels, cinéastes et de plusieurs poètes d’ailleurs et d’ici qui abondent.

Dans tous les agencements, collages, combinaisons qu’il produit, la structure et le rythme des vers demeurent néanmoins très importants pour le poète. Jonathan Charette prépare parfois des plans pour ses recueils, mais ça ne signifie pas qu’il se lancera demain dans l’écriture d’un roman.

« La poésie me permet une liberté totale. Je peux aller où je veux pour y faire ce que je veux. C’est ce qui me plaît et ce que je veux conserver en écrivant des poèmes. »

Jonathan Charette

Biographie de l’amoralité

Éditions du Noroît

192 pages

« Paysagiste déçu par la rigidité des cartes,

l’apprenti plente quelques grains de sable dans la mer

comme s’il était impossible de réinventer

la géographie en toute impunité;

des îles somptueuses émergent des flots,

des îles peuplées de chuchotements

où les énergumènes s’établissent

pour soigne rune commotion de la bouche.« 

« Clandestinement j’entre en convulsions ou dans les ordres, tout m’est égal le politique méjuge les mobiles, les électrochocs débordent du corps, un prodige, un prodige! Partout la confusion triomphe, partout des troubles aigus. Lorsque j’attache mes spasmes avec du barbelé frais, quelques douzaines d’étoiles tombent de mes yeux et cherchent à survivre en vendant leur lumière: il est temps de plaider en faveur du purgatoire où les voyous fabriquent des prières pour nier l’absolu.« 

« je commémore l’état d’ébriété des infractions le sabotage incandescent des gyrophares ma révolte se déleste d’un maelstrom indélébile J’invente des crimes à la syntaxe inconnue verbalise avec un porte-voix de chair qui altère la structure interne d’un paradis au point où l’infarctus est son seul réconfort«