LITTÉRATURE: Du côté des petites filles

Livre exceptionnel que ce deuxième roman d’Ariane Lessard. École pour filles, publié par La Mèche, est un hymne à l’imaginaire féminin. Chant de gorge qui laisse passer la douleur, chant choral qui dit la multiplicité et la complexité de la parole des femmes, chant poétique totalement libre et enivrant.

Faisons image. École pour filles pourrait se dérouler à une autre époque, disons au sein de l’Angleterre victorienne, dans le décor du film L’orphelinat de Juan Antonio Bayona ou dans un pensionnat à l’architecture gothique, entouré d’une végétation luxuriante. Le tout dans un climat inquiétant, voire menaçant, où l’occulte et le fantastique se disputent le terrain.

École pour filles est un roman qu’on prendra plaisir à lire et à relire. Luxuriant. Il n’est pas d’ici ni d’ailleurs et devrait plaire aux cousins français. Universel et intemporel, portant un langage de l’intime parfois percutant, souvent surprenant.

Ariane Lessard (Feue, aussi à La Mèche) s’est clairement inspirée des poètes qu’elle cite en ouverture, Alejandra Pizarnik et Carole David, mais, par certains climats et tonalités, on pense aussi à Woolf, Dickinson, Plath.

Le récit se déroule « du côté des petites filles » et possède, lui aussi, le potentiel révélateur de cette bible du féminisme, l’essai de la pédagogue féministe italienne Elena Gianini Belotti, publié en français en 1974. Les filles ne sont plus vraiment petites, ici, mais leur parole représente une plongée inédite et fort originale dans la psyché féminine.

Diane

la première fois que je parle c’est la première fois que je parle laure est venue à ma chambre m’a donné un breuvage bon pour toi diane je suis dans l’été je suis ici les étoiles sortent par mes yeux et rejoignent le ciel lentement ça pétille les épines des arbres clinquent entre elles glacées la croûte de neige se défonce sous mon poids j’ai peur mais mon corps est porté froid

Ces filles parfois puériles, parfois cruelles, nous prennent par la main et nous guident à travers une école qui sent le renfermé, mais dont les seuls murs restent ceux de l’imaginaire. Souvent, elles diront se sentir inadéquates, inutiles.

Les enseignantes, omniprésentes, surveillent, épient, traquent, mais peuvent aussi disparaître tout aussi rapidement. L’une d’elles, femme à tout faire, est surnommée damangoisse.

Ariandre, la protagoniste principale – alter ego de l’autrice? – Laure, Catherine, Léa et les autres évanescentes filles racontent la vie à l’école, leur passage à la puberté. Elles commentent les faits et gestes, les leurs et ceux des autres, narrent leurs douleurs, maladies, questionnements existentiels. On entre dans leur esprit et dans leur corps par les interstices du langage.

Elles semblent parfois réciter des comptines ou des poèmes. Mais leurs jeux, en apparence innocents, n’occultent en rien les peurs suscitées par la nuit inquiétante, la forêt dense et invitante, les coins sombres et la mort qui rôde autour de ce huis-clos. Le pire pourrait survenir à tout moment.

JEANNE

mon pouls sautait dans ma paume/ mon pouls sautait dans toute ma main/mes joues roses au miroir/mon image brouillée dans ma main en crevasses/écrase la pédale du lavabo/mon sang en étoiles dans la fontaine/pouls/dame anne me porte à l’infirmerie/ses mains sur mon martyr

Aucune trace masculine ne vient contaminer cette liberté de parole favorisant une pensée curieuse et profonde, franche et trouble tout à la fois. Seul l’esprit des filles ponctuent ce récit éclaté. Les superbes illustrations de Sophie L’écuyer – en couverture et à l’intérieur du livre – complètent merveilleusement le climat d’étrangeté qui s’en dégage.

La romancière écrit et décrit merveilleusement. Tantôt en strophes, tantôt en longs paragraphes sans ponctuation. Au rythme et au souffle des filles, dirait-on. En évoquant les sens, mais en s’adressant autant à l’intellect qu’à la corporalité.

Ariane Lessard crée un monde autonome plus surréel que réel, néanmoins cohérent et signifiant. La parole prime. On pourrait d’ailleurs imaginer en tirer une pièce de théâtre.

Mais serait-ce là une école de sorcière? S’agit-il vraiment d’un pensionnat? Se pourrait-il que l’on soit plutôt devant d’une sorte de prison pour petites filles méchantes? Et, au final, est-ce que ces filles existent vraiment?

On sort du livre mystifiés et délicieusement ébahis.

La rivière gronde. Je l’entends par la fenêtre entr’ouverte et me dis que c’est un beau tombeau. Je laisse un peu d’air entrer par la fenêtre et je marche en rond dans ma chambre. Mon lit, mon pupitre, mon lavabo, mon garde-robe. Elle est encastrée dans le mur, m’offre une petite pièce de patience. Un espace cru et tendre pour apprendre à m’étreindre. J’y entre souvent en refermant la porte derrière moi. Je sens mes vêtements. Enfoui ma tête en eux, lèche les cintres au goût métallique. Dans cet espace, je suis souvent vide. J’aime cette façon de m’effacer. D’entrer dans la dimension de la noirceur. Ce n’est pas un endroit qui m’effraie.


Ariane Lessard

École pour filles

La Mèche

144 pages