
Nous terminons cette semaine dédiée à la parole autochtone avec Drew Hayden Taylor, l’un des artistes des Premières Nations les plus en vue au Canada. Dramaturge, romancier, humoriste, scénariste, il écrit aussi régulièrement des chroniques dans le quotidien Globe and Mail sur des sujets d’actualité. Les Éditions David ont récemment publié son roman Le rôdeur de nuit (The Night Wanderer. A Native Gothic Novel) et Prise de parole, Le baiser de Nanabush (Motorcycles and Sweetgrass), tous les deux traduits par Eva Lavergne. Nous lui avons parlé en décembre depuis sa résidence située dans la communauté anishinabe de Curve Lake en Ontario.
On peut dire de Drew Hayden Taylor qu’il est un artiste multidisciplinaire, même si sa pratique se concentre surtout dans l’écriture. L' »Ojibwé aux yeux bleus » a déjà donné un spectacle d’humour au Kennedy Center de Washington, écrit plus d’une vingtaine de pièces de théâtre en plus de réaliser des documentaires et scénarisé plusieurs séries télé. Bref, ce créateur occupe un très large territoire à lui seul.
Les deux livres dont on parle ici ont été écrits à trois ans d’intervalle. Son tout premier, Le rôdeur de nuit, a été publié en anglais en 2007, même s’il avait surtout créé pour la télévision auparavant (The Beachcombers, Street Legal, North of 60) et le théâtre dans les années 90. Sa pièce Alterindiens qui devait d’ailleurs être présentée en avril dernier à la salle salle Fred-Barry a été annulée en raison de la pandémie.
Drew Hayden Taylor écrit beaucoup, même s’il dit passer 10 jours par mois en déplacement pour des conférences, les lectures, premières théâtrales et autres festivals. Le coronavirus lui aura permis de finir un nouveau roman, terminer le scénario d’une série documentaire pour le réseau APTN, deux pièces de théâtre en plus de diriger un collectif d’essais autochtones futuristes.
» Les auteurs autochtones, nous avons tendance à regarder vers le passé et tout ce que nous avons perdu. J’ai voulu faire pivoter la caméra vers le futur. Le prochain essai est le quatrième d’une série qui a commencé avec des thèmes comme l’humour, la sexualité et l’art contemporain. C’était le temps de tenter de voir, comme membres de Premières Nations, où nous en serons dans 10, 20, 50 ans. Il y aura des textes sur l’éducation, la politique, les affaires, la culture et les arts. «
L’artiste est fort bien placé pour commenter l’émergence de la création autochtone contemporaine.
» C’est une belle évolution qui a commencé dans les années 80. Comme il est normal avec des peuples opprimés, les écrits d’il y a 30 ans traitaient des blessures subies, comme celles des pensionnats autochtones. Depuis environ 15 ans, les écrivains des Premières nations s’expriment dans tous les genres littéraires : horreur, fantastique, science-fiction. Je me suis commis dans tous ces courants. Il y a une réelle explosion de talents artistiques en ce moment. »
Curve Lake
Les deux romans de Drew Hayden Taylor dont il est question ici se déroulent dans des lieux qui ressemblent aux paysages naturels qui l’entourent chez lui à Curve Lake. Le village de la fiction prend le nom de Lac-aux-loutres dans les deux livres.
» On pourrait dire que ces histoires se passent ici, confie-t-il. Ça fait partie de moi depuis l’enfance. J’occupe la maison familiale. Ce n’est pas autobiographique comme tel. Je prends certaines pages de ma vie et je leur donne une toute autre dimension. «
« Je ne crois pas que ma vie soit une bonne matière à fiction, ajoute-t-il. Ce que je peux dire c’est que l’on me retrouve quelque peu dans ces livres. Je suis un fils unique qui a grandi dans une communauté autochtone en s’ennuyant un peu. J’avais aussi une grand-maman très présente, mais sinon, le monde est plus intéressant que ma vie. «
Dans Le rôdeur de nuit, la protagoniste Tiffany Hunter est aux prises avec un étranger – un vampire – qui, après avoir beaucoup vécu, revient à son village natal. Dans Le baiser de Nanabush, un étranger vient aussi bouleverser la vie de Lac-aux-loutres, et surtout celle de la cheffe de bande Maggie et de son fils Virgile. À partie de là, l’imaginaire du romancier décolle pour flirter avec le fantastique, le gothique, pour ne pas dire une certaine forme de romantisme.
Les Éditions David ont visé un public adolescent 14-18 avec Le rôdeur de nuit, mais l’auteur dit ne pas écrire pour un public en particulier. Son style précis et très rythmé restant le même dans les deux romans.
» J’ai publié une trentaine de livres dans tous les genres. Le rôdeur de nuit a été adapté en roman graphique. La vérité c’est que je n’ai jamais suivi de cours d’écriture. Je ne fais que m’asseoir et écrire. Donc, je n’ai pas entamé l’écriture de ces deux romans de façon différente. Ma philosophie c’est de créer des personnages et des récits intéressants qui font voyager les lecteurs et les lectrices. C’est ma seule recette! «
Trickster
Dans Le baiser de Nanabush, l’étranger est un personnage mi-réel mi fantastique, le trickster », un joueur de tours en bon québécois, un personnage qui existe dans plusieurs cultures autochtones.
» Le trickster représente ce qu’il y a de mieux et de pire dans l’humanité. C’est une créature qui a toujours faim, qui n’a pas de limites. Ce n’est pas quelqu’un qui va se calmer avec le temps, mais plutôt qui n’apprend jamais de ses erreurs. »
Drew Hayden Taylor est aussi un joueur de tour, un écrivain qui aime déjouer les attentes du lecteur et le surprendre au coin d’une rue. Et, comme on l’a vu, c’est un créateur qui ne connaît pas de limites. « On m’a déjà dit que j’étais une sorte de trickster », fait-il en riant.
Dans ce livre, Drew Hayden Taylor se penche davantage vers les problèmes qui affectent au quotidien les communautés autochtones au pays. Sans avoir créé un pamphlet politique, il voulait toucher à certaines réalités qui le chagrinent. Des sujets qu’il conserve dans sa besace au cas où les personnages y seraient confrontés.
» Mais tous les enjeux sociopolitiques que j’aborde dans le roman font avancer le récit. Ils ont leur importance dramatique et se complètent l’un l’autre. Dans le fond, je ne souviens pas qui a dit ça, mais, fondamentalement, il y a deux genres d’histoires : quelqu’un part en voyage ou un étranger arrive en ville. À partir de là, on ne fait que des variations sur ces mêmes thèmes. «
« Mes deux romans se ressemblent, poursuit-il, mais l’un est plus sérieux que l’autre. Dans le cas du Rôdeur, j’ai pris une légende européenne et je me la suis appropriée comme Autochtone. Le baiser de Nana Bush se rapporte davantage aux légendes autochtones que j’ai adaptées dans un récit moderne. «
Les rêves
L’une des croyances que l’auteur utilise ici ce sont les rêves ou encore la vie de l’esprit, des esprits. » Les rêves sont très puissants et importants. À tout le moins dans ma culture. Il y a une scène que j’ai adoré écrire : c’est celle où un personnage rencontre le Christ. De la folie, pourrait-on dire, mais la folie n’est qu’un état d’esprit « , ajoute ce pince-sans rire.
Le romancier aime également y aller de quelques réflexions tout au long du livre. Son écriture reste très imagée, ouverte.
» J’aime élargir le spectre des interprétations quand j’écris. Certains passages sont plus philosophiques parce, encore une fois, ça s’inscrit dans le récit, dans les questions que se posent les personnages face à des réalités qui les dépassent parfois. Je parle aussi du concept des voyages dans le temps, mais je n’intellectualise pas plus ces séquences. Cela me vient naturellement parce que je sens que les personnages en sont là. S’ils sont bien développés, ils finissent par prendre l’histoire en main. «
Drew Hayden Taylor commente souvent avec humour l’actualité sur Twitter. Il le fait subtilement, ou plus ouvertement selon le cas, dans ses livres, ses essais surtout. Après toutes ses années d’écriture, il avoue avoir appris une chose ou deux sur l’art de raconter une histoire tout en soutenant l’intérêt du lecteur et de la lectrice.
» Plus je vieillis, plus je me permets de faire des commentaires. J’aime utiliser l’humour pour ce faire. Le rire est un baume qui aide à guérir. Sinon, j’espère bien que j’ai appris à écrire avec le temps. Je serais déçu de moi-même si ce n’était pas le cas », lance-t-il en guise de conclusion.

Le rôdeur de nuit, traduction de The Night Wanderer. A Native Gothic Novel par Eva Lavergne, Éditions David, 328 pages

Le baiser de Nanabush, traduction de Motorcycles and Sweetgrass par Eva Lavergne, Éditions David, 518 pages
Autre publication en français:

C’est fou comme t’as pas l’air d’en être un !, traduction de The Best of Funny, You Don’t Look Like One par Sylvie Nicolas, Éditions Hannenorak, disponible sur http://leslibraires.ca
Et son plus récent roman:

Chasing Painted Horses, Cormorant Books, 270 pages