
Kaie Kellough vit à Montréal depuis plus de 20 ans. Il a publié un roman, Accordéon, et trois recueils de poésie, dont le plus récent, Magnetic Equator, lui a valu le prestigieux prix Griffin. Publiée sous le titre Dominoes at the Crossroads, la version originale de Petits Marronnages, est finaliste au Grand Prix du livre de Montréal et a fait partie de la première sélection du prix Giller. Un recueil brillant.
Il n’est pas habituel de faire ce que je vais risquer. Je n’en suis qu’à la quatrième nouvelle que je commence déjà ma critique de ce livre. C’est que sa lecture m’enthousiasme et je ne veux rien vous faire perdre des réactions que cela me vaut au fur et à mesure qu’elles m’arrivent, dans toute leur fraîcheur. Voilà un recueil de nouvelles qu’on peut qualifier de brillant, de fin et de pleinement assumé!
Déjà, dès la première nouvelle, une adresse livrée lors du 550e anniversaire de Montréal, devenue Ville-Milieu, on est saisi. L’auteur se livre à une lecture du futur de la métropole et pousse l’ironie jusqu’à imaginer que c’est son lointain descendant qui offre cette oraison. Le plus drôle de tout, c’est encore cette référence à Petits marronnages qui est ce même livre que nous sommes en train de lire, à cette même page que nous sommes en train de lire! Le temps se replie sur lui-même; entre 2021 et ce lointain 550e qui correspondrait ainsi à l’année 2192, tout est comme disparu dans une faille ouverte dans le temps.
Tuer le général est tout aussi fascinant et un rien pervers. Le narrateur est un ex-espion afro-américain, de lointaine origine africaine, entré en disgrâce pour ne pas avoir réussi à tuer sa cible, un dénommé Hubert Aquin. Cette nouvelle donne corps au personnage, trop rapidement dérobé, de Prochain Épisode, Hamadou Diop, rare évocation d’homme de couleur noire dans la littérature québécoise. L’occasion est belle pour l’écrivain canadien d’exploiter la métaphore qui marque le début du roman, « Cuba coule en flammes au milieu du Lac Léman »; ce qu’il fait fort habilement, au point de la rendre presque plus intelligible que dans l’original.
Passé ces premières nouvelles, quelque peu étourdi et ébaudi, le lecteur rentre de plein pied dans l’univers de l’écrivain. Les marronnages en question sont certainement fréquents. Le terme évoque la fuite des esclaves de leur situation de servilité, loin du maître, pour, dans certains cas, venir au Canada. Mais cela va encore plus loin. Le personnage de chaque nouvelle pratique à sa façon une certaine forme d’évasion. Il n’échappe jamais totalement à sa condition, tant des événements d’intolérances et de discriminations, parfois ouvertes, d’autres fois non, jamais vraiment violentes, peuplent les pages de ce recueil.
Marronner, donc
Cela peut être un saxophoniste allant d’invitation en invitation dans les villes du Canada. Ou alors un fils d’immigrant de retour dans une des îles des Caraïbes. Ou un fils d’Haïtien héritant de sa famille tout le nécessaire pour faire échec à sa condition d’étranger, même quand né ici.
Dans les nouvelles, la fuite est toujours présente, évoquée dans cette incapacité à se fixer, dans ce désir de sans cesse bouger. Cela paraît être motivé par le secret désir d’éluder sa condition, son destin. Même le retour en terre natale est décevant, alors qu’on s’y découvre être plus Canadien qu’on ne le pensait, alors qu’on est, même là, perçu comme un étranger. L’aliénation est alors doublement ressenti.
Ce qui est cependant frappant dans tout cela, c’est combien l’écrivain sait habiter des personnages si différents, qui ont tous en commun d’être racisés et de venir des Caraïbes. Comment il sait aussi arriver à sonder une certaine âme canadienne et québécoise. La ville qui est la nôtre, Ville-Marie, Montréal, Tiohtià:ke ou Ville-Milieu, y est décrite avec finesse et talent par quelqu’un qui, d’ailleurs, l’habite. L’espace d’une nouvelle, Saint-Michel devient une réplique du Plateau de Michel Tremblay ou du Parc Extension de Trevor Ferguson.
Mais le plus beau, c’est de voir comment il arrive à cerner une certaine manière d’être Canadien (et Québécois, aussi, ne vous en déplaise!) quand on l’est de son propre chef, dirait-on, depuis sa propre génération. Comment on l’est dans un certain métissage et par la force d’une migration qui n’est pas la nôtre, dont la décision ne nous est pas revenue. Alors qu’on la subit, d’une certaine façon. Et à montrer que cette manière d’être n’est pas très loin de ce qui serait sans doute un être-canadien propre, dans lequel on se reconnaît, dans la mosaïque qui fonde finalement toutes les identités.
N’en sommes-nous pas tous là? À marronner aussi, dans un effort pour retrouver et esquiver à la fois, on ne sait trop, ce qui nous semble parfois assez contestable et incomplet dans notre propre identité?
Kaie Kellough
Petits marronnages
Traduction de Madeleine Stratford
Éditions du Boréal
192 pages