LITTÉRATURE : La grâce de Kathleen Collins

Après Journal d’une femme noire, voici Happy Family (des Éditions du Portrait, en librairie le 23 mars), un recueil de 12 fictions de la part d’une brillante artiste que le temps a failli oubliée, Kathleen Collins (1942-1988). Une grande pionnière afro-américaine, amoureuse de l’amour, de la vie, et, surtout, de la vérité.

Happy Family confirme ce que nous avions dit, ici même, à propos de Journal d’une femme noire de Kathleen Collins. Nous sommes devant une femme admirablement indépendante, une artiste accomplie, une touche-à-tout qu’il faut remettre à l’étude, tellement son propos et son regard restent d’actualité. Première cinéaste noire (Losing Ground, 1982), dramaturge dont la plupart des pièces restent méconnues (ce dont heureusement sa fille, Nina Lorez Collins, s’active à changer), écrivaine et militante.

Happy Family possède la même vitalité, la même compréhension de la vie des femmes noires américaines que son recueil précédent. La façon Collins, qui est de prendre le point de vue d’un personnage pour nous éclairer sur son intimité sans faux-fuyant, se double ici d’un humour qui nous semble encore plus perçant: « la vie était pleine de sens parce qu’elle n’avait aucun sens ».

L’autrice déambule également dans les zones grises avec énormément de savoir-faire, en se faufilant derrière les apparences, signe d’une longue expérience des rapports humains les plus complexes. Comme l’écrit son éditrice Danielle Evans dans la préface :

« Collins excelle à décrire les innombrables façons dont les femmes noirs peuvent être à la fois regardées mais non vues, tout comme elle dépeint habilement tous ces espaces susceptibles de rendre une femme invisible et les blessures qui en découlent. Elle explore de façon subtile et provocante ce qui différencie être soi-même et jouer un rôle, ou encore ces moments inquiétants d’entre-deux où la distinction vacille, une démarche qui conserve aujourd’hui encore toute sa pertinence. »

Influencée sans doute par l’écriture syncopée du cinéma et/ou la précision des didascalies scéniques, les descriptions de l’autrice vont droit au but. Pas d’anecdotes inutiles, ni de tergiversations au sein de la réflexion de Kathleen Collins. Ses phrases sont d’autant plus percutantes.

Autofiction

Quand elle écrit au « je », elle s’approche beaucoup de ce qu’on nomme maintenant l’autofiction. Emportée trop jeune par le cancer, l’artiste donne ici la pleine mesure de ce qu’elle ressent et ce qu’elle sait être et représenter, profondément.

Dans ses récits sincères, nous sommes devant une femme qui aime aimer, mais avec une lucidité qui ne néglige aucunement le contexte sociopolitique dans lequel elle évolue. Une autrice qui nomme les douleurs, parfois résultant de véritables tragédies, sans apitoiement ; une artiste qui saisit le monde et les humains qui l’habitent avec une acuité renversante.

« J’ai demandé si je pouvais filmer les mecs noirs seuls au bar, prétextant qu’ils seraient bien plus à l’aise en ma compagnie et qu’on pourrait alors en tirer quelque chose. Il m’a fait savoir qu’il y avait déjà pensé, mais qu’il était content qu’on soit sur la même longueur d’ondes. Il avait cette façon de vous parler, comme s’il avait déjà dans l’idée que vous n’étiez qu’une merde. Mais je savais que j’allais gérer. Cette séquence au bar allait déchirer! J’allais lui passer l’envie d’embaucher d’autres Blancs après ça. »

Kathleen Collins se révèle excellente narratrice. Elle peut créer un arc dramatique parfait avec une conclusion choquante et/ou amusante, mais toujours surprenante. Ses fictions se déroulent souvent dans des milieux intellectuels ou artistiques. Des histoires d’adultes qui se sont fait eux-mêmes, des femmes plus que tout, provenant souvent de milieux démunis, dont la persévérance a vaincu d’à peu près tout.

Sujets controversés

L’autrice n’écarte aucune thématique controversée ou délicate, mais elle fait avec une prose d’une telle… grâce! Oui, c’est une artiste élégante dans sa façon d’aborder les choses, d’en discuter et de les raconter. En même temps, sa démarche est empreinte d’une sincérité absolue, ce qui nous la rend très attachante. En temps de pandémie, où les gens sont prêts à exploser pour un rien, c’est un cadeau du ciel rafraîchissant.

« L’amour dont ils abreuvaient leurs enfants était peut-être leur seul exutoire. Aimer ses enfants vous empêche peut-être d’être trop obsédé, trop absorbé par l’épanouissement d’un amour d’adultes. Je l’ignore. Ce que je sais en revanche, c’est qu’en pénétrant dans cet appartement, j’avais l’impression que les lieux débordaient de vie, que l’air y était chargé de curiosité. d’honnêteté et d’une générosité qui vous faisait savourer toutes les joies de l’existence. »

En entrevue, sa fille, protectrice de sa mémoire, raconte que Kathleen Collins « était constamment en train d’écrire » à la maison. Même si elle en a souffert et en a voulu à sa mère d’avoir longtemps caché plusieurs pans de sa vie et de sa maladie, Nina Lorez Collins avoue avoir cheminé elle aussi à travers cette œuvre multiple. On ne peut que la remercier chaleureusement de nous la faire connaître dans toute sa grandeur.

Kathleen Collins, photo : Milestone Films

À noter: la maison française des Éditions du Portrait publiera en 2021 une autre incontournable autrice et deux auteurs afro-américain.e.s. En avril paraîtra Le Discours de réception du Prix Nobel de littérature de Toni Morrison;  en octobre Begin Again d’Eddy Glaude et en novembre La dernière interview de James Baldwin par Quincy Troupe.

Su En toutes lettres, on peut aussi lire:

https://mariocloutierd.com/2020/08/30/litterature-kathleen-collins/

Bande-annonce du film de Kathleen Collins: Losing Ground (1982)

Kathleen Collins

Happy Family

Traduction: Marguerite Capelle et Hélène Cohen

Éditions du Portrait

136 pages

En librairie au Québec le 23 mars