
Confinés, enfermés, cloîtrés, nous le sommes à divers degrés depuis un an. Avec leur projet La pudeur des urinoirs, Olivier Arteau et Fabien Piché pousseront le « vécu » pandémique encore plus loin en s’isolant… devant tout le monde. Dans les deux prochaines semaines, ils iront au bout de leurs forces, tour à tour, en marchant en continu sur un tapis roulant, puis en étant enfermés dans des casiers. À voir dans la vitrine du Centre du Théâtre d’aujourd’hui et sur le web.
La crise actuelle est un enjeu mondial. Comme plusieurs d’entre nous, les artistes peuvent avoir tendance à se replier sur eux-mêmes ou, encore, se lancer d’autres défis. Pour déjouer le doute, l’inaction ou une quelconque sclérose du corps et de l’esprit.
La pudeur des urinoirs est un essai performatif de l’artiste de théâtre Olivier Arteau et du danseur Fabien Piché dans des espaces de Patrice Charbonneau-Brunelle. Les trois artistes se sont mis au défi de comprendre comment on peut se libérer de la honte ressentie face à la gestuelle, le maniérisme et la féminité dans un corps masculin.
Il souhaitent faire émerger une vérité intime et personnelle en allant au bout de leurs limites. Les effort physiques et psychologiques déployés, dans un premier temps sur un tapis roulant, et, après, dans l’isolement de deux casiers, se veut une métaphore de leur marche vers soi.
Artiste en résidence au Centre du Théâtre d’aujourd’hui, Olivier Arteau, a tiré cette idée de la pièce sur laquelle il travaille pour la scène Pisser debout sans lever sa jupe. Avec une approche interdisciplinaire.

« J’avais le sentiment qu’il fallait poser une action qui va plus loin que ce que pourrait dire un texte avec les outils qu’on a. Les mots sont trop limitatifs pour cette urgence qui gronde en nous en ce moment. Pour créer un nouveau langage, comme metteur en scène, il faut s’exiger autant que ce qu’on exige des interprètes. En termes d’impudeurs, notamment. »
« Les corps peuvent exprimer des choses que les mots ou la musique ne peuvent pas dire, complète Fabien Piché. J’ai une empathie illimitée pour les corps vivants en action et en interrelation et je ne peux pas cacher ma grande joie de mettre le corps en scène. C’est fait avec la volonté de dissoudre les environnements hyper-contrôlés de la vie. »
Exercice pandémique s’il en est. Les contraintes que vivront pendant des jours les deux performeurs renvoient directement à celles que l’on connaît depuis un an.
« La pandémie met en lumière l’urgence de vivre et d’être ensembles physiquement, croit Olivier Arteau. C’est une démarche activiste. L’art vivant est plus qu’un métier, c’est une part de soi et notre manière d’être au monde. Ça me confirme que l’art et la vie sont complètement imbriqués. L’urgence d’être dans la chair. Il n’y rien d’esthétisant dans ce qu’on fait. »

Fabien Piché poursuit : « La pandémie remet en question l’esthétisation, en effet, et le rapport à l’abstraction dans l’utilisation du corps . La performance nous ramène au sang coulant dans nos veines, au souffle, au regard. Ça nous ramène à ce véhicule qu’on porte tous les jours. C’est donner la permission au corps et à l’instinct d’exister. »
Tapis roulant
Dès le 18 mars, Olivier et Fabien se feront face sur leur tapis roulant respectif. Dans cet « art corporel en évolution », les accessoires et la scénographie les pousseront vers une fatigue certaine.
« Plusieurs facteurs vont déterminer la fin de la performance, note Fabien Piché. On voulait dépasser le cadre contrôlé d’une représentation. Il n’y a pas de limite de temps pour la performance, mais on fait à deux dans cet acte d’épuisement et d’acharnement. On veut que la solidarité en ressorte. »
Exhibitionnisme ? Eu égard aux tout-dit-tout-montré des réseaux sociaux, en tout cas, leur essai performatif pose surtout des questions.
« Est-ce que l’exhibition amène un regard sur soi qui peut dégoûter et qu’on voudra faire disparaître ?, se demande Olivier Arteau. Va-t-on, au contraire, complètement s’en affranchir ? Dans ce cas, l’exhibitionnisme est pleinement souhaitée, assumée. »
« À travers l’épuisement qu’on ressentira, précise Fabien Piché, le fait de s’exhiber peut nous amener dans des zones qui peuvent nous surprendre, nous dérouter. Y aura-t-il des images de soi qu’on va projeter sur lesquelles on n’aura pas de contrôle. On fait le pari de s’éloigner de ça. À la fin, peut-être va-t-on devenir complètement indifférents face aux images qu’on projette. »
Performer en vitrine et sur le web c’est interpeler le regard des spectateurs, son voyeurisme peut-être aussi. Olivier Arteau estime que « le regard de l’autre nous définit, mais sommes-nous confortables avec ça ? »
« Le but c’est d’exorciser la honte, explique l’homme de théâtre. De dépasser cet état d’esprit où l’on se sent observé. On peut être en séduction par moment comme artistes en arts vivants. On veut outrepasser ça aussi. Si on porte des bottes à talons, on change de costume ou si on se dénude en partie, est-ce qu’on va réussir à se libérer la honte du regard des autres, notamment à ce qui est vu comme féminin chez un homme et qui pourrait être stigmatisé ? «
La honte est un sentiment qui rejoint peut-être moins le danseur davantage habitué à s’exprimer par le corps, souvent nu, dans des chorégraphies contemporaines.
« En danse, répond-il, il y a une sorte de lâcher-prise qui fait qu’on se distancie du rapport plus personnel au corps et au regard de l’autre. La préparation de ce projet fait ressortir tous les discours qu’on a face à soi-même. Mais même si, en apparence, le corps est libéré dans l’art du mouvement, il reste une dimension personnelle plus réservée qui va rarement s’exposer sur scène. «

Deuxième volet
Dans la semaine du 25 mars, les deux créateurs s’enfermeront dans des casiers à l’insu du regard public, mais en pouvant se toucher la main et en parlant entre eux ou avec les spectateurs. Ici, l’épuisement psychologique risque d’émerger de l’ultra-confinement
« C’est l’absence totale d’ego qui apparaît dans cette deuxième étape à l’opposé de la première, note Olivier Arteau. Dans un premier temps, on va assister à la montée d’une fulgurance physique, puis il faudra se demander c’est quoi la représentation quand nous sommes invisibles. Est-ce que c’est une position confortable ou non ? Ce sont deux volets qui doivent coexister puisqu’ils se complètent en quelque sorte. »
Des experts en nutrition humaine et en kinésiologie collaborent au projet pour voir ce que les corps devront supporter et auront besoin d’ingérer pendant les performances. Les répétitions préalables auront permis de préciser ces exigences.
« On a la volonté de faire durer ces performances, soutient Fabien Piché. Donc, on va se nourrir une fois par jour et on s’assure d’avoir toujours un apport en eau. Dans le casier, je vais faire du collage pendant qu’Olivier va écrire. On espère que les gens nous parleront de leur propres hontes, de leur construction identitaire ou simplement nous appelleront pour nous offrir leur support moral. »
L’épuisement peu également être libérateur en inhibant… les inhibitions. Lorsqu’épuisé, l’humain se contente de l’essentiel. À ce sujet, on se rappellera la lecture de Tout Artaud ?! [Antonin celui-là] qu’a réalisée Christian Lapointe et ayant duré plusieurs jours lors du FTA de 2015
« On va être en contact direct avec notre souffle, notre sueur, la mollesse de nos muscles, à une certaine instabilité qui nous ramènera à notre réalité humaine, croit Fabien Piché. Une part de notre psyché risque de nous mener à des zones plus abstraites aussi. J’ai l’impression qu’on sera encore plus conscients du temps qui passe. »
Au delà de la démarche extrême, c’est à une remise en question de l’expérience théâtrale que nous convoquent les deux artistes.
« L’art vivant est supposément celui de l’instant, mais tout est contrôlé tout le temps, soutient Olivier Arteau. Là, on va déperformer la scène. Ce ne sera plus une représentation, mais une quête de soi authentique, ce qui devrait être la base des pratiques théâtrales ou chorégraphiques et qu’on a oublié avec le temps. En général, on souhaite tout prévoir parce que, justement, on a peur du regard de l’autre, des critiques. Ce sera un moment où on enlève des tensions pour s’écarter du sacré de la scène et rendre compte du moment présent. »
Les efforts physiques de la première semaine risquent donc de nourrir beaucoup leur espace davantage axé sur la réflexion à partir du 25 mars.
« Ce sont des hypothèses, lance Fabien Piché, mais l’effacement des couches de notre peau, de notre carapace, de nos gestes, de nos postures qu’on aura expérimenté sur la durée dans un premier temps, c’est comme si on dépliait et, dans un deuxième temps, si on repliait et recentrait pour le partager dans la parole. »
« J’ai l’impression que mon écriture va exploser par la suite, conclut Olivier Arteau. On espère que cela déliera la pensée et permettra de faire face plus organiquement aux contraintes de la vie. Ce n’est que le début d’une démarche. »

La pudeur des urinoirs au CTDA : à compter du 18 mars, sur le tapis roulant en vitrine du CTDA et dans le site web du théâtre, puis du 25 mars pour la deuxième étape, à l’intérieur de deux casiers.