THÉÂTRE : Capitalisme sauvage

Emmanuelle Lussier Martinez, photos fournie par Duceppe

Le visage froid et frondeur du capitalisme sauvage. C’est ce que nous demandent de contempler le dramaturge Jean-Philippe Baril-Guérard et le metteur en scène Jean-Simon Traversy avec Manuel de la vie sauvage qui ouvre la saison chez Duceppe. Quand réussir sa vie veut dire d’oublier la vie.

Finaliste au Prix des libraires, le roman de Jean-Philippe Baril Guérard Manuel de la vie sauvage est sorti en 2018. Même s’il est comédien, dramaturge et metteur en scène, son auteur n’avait pas pensé l’adapter pour la scène.

« J’étais content que Jean-Simon vienne me voir cependant. C’est un objet très littéraire et il demandait un certain travail d’adaptation. J’étais assez présent en salle. J’avais peur d’avoir les mains liées parce que j’ai fait beaucoup de mise en scène et de jeu, mais au contraire, avec Jean-Simon, comme capitaine de bateau, toutes les opinions sont respectées. Ça me rassure de voir qu’on peut maintenant apporter des changements à une pièce jusqu’à la dernière minute. Ça donne de la liberté, même si c’est exigeant. »

Depuis quatre ans maintenant, les choses continuent donc d’évoluer chez Duceppe sous la gouverne de David Laurin et de Jean-Simon Traversy.

« Dans une institution comme Duceppe, dit ce dernier, on n’avait pas l’habitude de travailler les créations jusqu’à la fin. Généralement, le décor est construit avant que les acteurs soient entrés. Avec Manuel, le texte a changé et le décor a évolué aussi. On commence à travailler d’une autre manière et c’est très riche ce que ça nous apporte. »

« Duceppe a toujours été un théâtre d’acteurs, poursuit-il. On a gardé ça, mais on change de petites choses. Par exemple, on aimerait avoir un centre de création qui permet de monter un décor, des éclairages et le son pendant deux à trois semaines avant les répétitions. On ne crée plus un show en cinq jours. On veut faire de l’écriture scénique. »

La pandémie aura apporté ça de bon. Les directions de théâtres sentent de plus en plus qu’ils doivent se donner plus temps afin de mieux travailler.

« C’est fou de penser que la première doit être le spectacle parfait, pense le codirecteur de Duceppe, même s’il n’a rencontré le public qu’une seule fois en avant-première. Robert Lepage, par exemple, trouve ça drôle qu’il y ait des critiques dans la salle à la première puisque il sait que son spectacle va évoluer pendant un an encore. Après la première on devrait pouvoir avoir une nouvelle répétition, on a perdu le côté évolutif du théâtre. »

Capitalisme effrené

Et voici que Duceppe lance la saison avec une création sur de jeunes ambitieux qui agfissent plus vite qu’ils ne pensent. Manuel de la vie sauvage remet en question, en pleine crise pandémique, le système qui nous a amenés au bord du précipice quand on pense à l’état de la planète et des êtres vivants qui la parcourent.

« Moi je ne suis pas certain qu’on ait évité le précipice, commente Jean-Philippe Baril Guérard. Les personnages sont un peu cyniques. C’est un récit d’avertissement. Mais ce n’est pas une critique des starts ups et de ceux qui ont de l’argent ou du pouvoir. Je me retrouve aussi dans ces personnages ambitieux. On peut voir le personnage principal de Cindy (Emmanuelle Lussier Martinez) et se mettre à réfléchir à nos priorités et à l’ambition qui dévore peut-être le reste de nos vies. N’importe qui peut se projeter dans les préoccupations des personnages. »

Le style Baril Guérard, en littérature ou au théâtre, est d’exagérer pour atteindre le lecteur ou le le spectateur de front. On nage en pleine fiction pure ici à propos de jeunes qui lancent une compagnie technologique, dont le logiciel permet de « parler » aux morts, et qui sont prêts à tout, mais absolument tout pour réussir.

 » On pourrait dire que Cindy n’est pas un être humain, mais une corporation qu’on examine dans ses rapports intimes, explique son auteur. En ce sens, l’histoire n’est pas vraiment réaliste. Dans la vraie vie, ça ne se passe pas comme ça. Les gens qui travaillent en tech ont un surplomb sur les citoyens parce qu’ils sont conscients que la vie privée est pratiquement une illusion aujourd’hui, que les données ont une valeur marchande. Nous sommes devenus une sorte de matière première. »

Répétitions

Le dramaturge a suivi de près les répétitions quitte à y mettre son grain de sel à temps à autre, une démarche appréciée par toute la troupe : Patrick Emmanuel Abellard, Isabeau Blanche, Stéphane Demers, Emmanuelle Lussier Martinez, Maxime Mailloux, Joëlle Paré-Beaulieu et Anne Trudel.

« Jean-Philippe connaît son œuvre, indique Jean-Simon Traversy. Récemment, il a apporté un angle nouveau pour une scène qui ne fonctionnait pas tout à fait, ce qui a fait évoluer notre travail. C’était comme avoir deux cerveaux et ça correspond à la façon dont j’aime travailler en collaboration. « 

Deux, trois et plus de têtes, incluant les concepteurs-trices, pour bien cadrer les enjeux compris dans ce texte qui sont des plus actuels. Le marketing frauduleux, l’hypocrisie, les mensonges, voire la trahison se transforment en armes tranchantes dans les mains des personnages.

« Jean-Philippe parle beaucoup des rapports de pouvoir dans ses œuvres, estime le metteur en scène. C’est un peu un portrait de ma génération. Il y a peu de pièces sur les start ups. Ça questionne le parcours des gens et le rythme de la machine. La question à se poser: est-ce qu’on veut vraiment revenir à la vitesse d’avant la pandémie ? La phrase que je préfère le plus dans la pièce c’est « Les relations humaines sont des transactions ». C’est hypocrite, mais c’est vrai aussi. »

Rires jaunes et noirs garantis!


Manuel de la vie sauvage est présenté chez Duceppe jusqu’au 9 octobre