LITTÉRATURE : Quand les univers se rencontrent

Sociologue et chercheur en études noires, Philippe Néméh-Nombré est également vice-président de la Ligue des droits et libertés et siège au comité de rédaction de la revue Liberté. Il est l’auteur de plusieurs articles dans des revues spécialisées. Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei est son premier essai publié à Mémoire d’encrier.

À voir et entendre les doléances, fort légitimes, de membres de communautés racisées, on se dit parfois que celles-ci sont composées des groupes très différents. C’est à se demander si n’arrivera pas un moment où il deviendra nécessaire, pour des raisons pratiques et stratégiques, d’établir des différences et de voir celles-ci montrer moins de cohésion. Car la situation des uns comme des autres peut présenter un caractère spécifique. Il me semble que la situation des Afro-américains est somme toute passablement différente de celle des peuples autochtones, par exemple.

À l’encontre de cette réflexion, le livre de Philippe Néméh-Nombré vient nous rappeler un fait affligeant et indéniable. L’Amérique toute entière, dans sa version moderne et coloniale, s’est constituée sur la base de l’esclavage et de la dépossession territoriale, tous deux agissant de concert. Il est horrible, carrément horrible, de penser que nous vivons encore les séquelles de ces agissements qui consistaient à ravir des gens d’autres races, africains pour la plupart, à leur foyer et à leur environnement connu, pour se les procurer comme des biens et en user comme bon pouvait sembler à leur propriétaire. Que l’Amérique porte encore les stigmates de ces actions barbares et qu’elle persiste dans des politiques d’exclusion est proprement aberrant. Comme l’est tout autant le fait de savoir que nous occupons un territoire dont on ne nous a jamais donné la propriété, un tel concept n’existant pas dans les sociétés autochtones, pour la plupart.

C’est à ce rappel que servira donc aussi ce livre. Mais pas seulement! Sa forme est originale. On a droit à 16 chapitres, 16 temps, comme pour le jazz, je crois bien, quoique je sois assez ignorant en ce domaine. Mais il est certain que les 16 temps marquent un rythme, musical comme de pensée. 16 moments de réflexions et d’expériences, de la pensée comme de la vie, pour faire en sorte que deux univers, également concernés, concomitants, puissent se rencontrer et changer.

Philippe Néméh-Nombré, photo: Juliette Busch

Là où le bât blesse quelque peu, c’est dans le sentiment que nous pouvons parfois éprouver, à la lecture, d’être quelque peu étranger à cet univers. Non pas que cela ne nous concerne pas, mais il y a des références, des expressions dont on se dit qu’elles sont familières au lecteur déjà initié à des éléments de pensée de l’auteur ou à des tournures typiques de son domaine d’intérêt et devant lesquelles on reste un peu désarmé. On pourrait donner pour exemple l’extrait suivant qui revient tel quel à quelques occasions, qualifiant « la résistance radicale aux assemblages raciaux, sexuels, religieux, scientifiques et environnementaux en place »; assemblages sur lesquels on aimerait avoir plus de détails. On comprend bien que l’expression trahit la forme d’une oppression qui est multiple mais quand bien même!

Le ton y est d’ailleurs à la militance. Esprits trop conservateurs, donc, s’abstenir! Ah et puis non, tiens! Car il y a dans ce livre énormément de faits que l’on devrait connaître. Ce sentiment d’être mis en face de notre ignorance y est aussi sans doute pour beaucoup dans ce sentiment que l’on peut avoir d’être parfois pris à rebrousse-poil ou à rebrousse-pensée! Si bien que les réticences exprimées ici seront sans doute interprétées par l’auteur comme témoignages du succès de son entreprise de pensée et d’émotions.

Bref, dans ces 16 temps, on est confrontés à des fragments-éclairs, des parties de l’histoire des Amériques, depuis une perspective afro-américaine. Vaudou, histoire d’Haïti et de la Louisiane, légendes, spiritualité typique de ces arrivants forcés : c’est un éventail de moments spécifiques de l’histoire coloniale qui nous est présenté. Tout cela va à la rencontre, évoquée mais non encore totalement consommée, d’une perspective autochtone d’ici. On devine des accointances, des points de ralliement quoique ce ne soit pas encore tout-à-fait noué, dirait-on! Mais n’est-ce pas ce que suggère le titre!

Bref, voilà un livre qui nous ouvre tout un univers mais qui nous laisse aussi quelque pantois devant celui-ci. Un cadre général nous manque sans doute. C’est un peu honteux mais c’est ainsi! On attendra un prochain livre de Philippe Néméh-Nombré pour nous l’offrir.

En attendant, force nous est d’admettre que nous avons besoin de bien plus que de 16 temps pour apprendre à dire kuei ou bonjour!


Philippe Néméh-Nombré, Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei, Mémoire d’encrier, Montréal, 2022, 122 pages