LITTÉRATURE : Le père indifférent

Deux ans après le recueil de nouvelles Rien dans le ciel, Michael Delisle nous revient avec un roman, Cabale. La figure du père y est importante comme elle l’était dans Le Feu de mon père. Présence à la fois imposante et faillible, elle couvre de son ombre un récit qui en révèle peut-être au final moins sur lui que sur les siens, ses proches.

Le narrateur principal de Cabale est professeur au cégep et le récit commence par ses premières expériences d’enseignement. Dès l’abord, Paul Landry nous propose donc le personnage de Morin, dont il fait grand cas et qui le guide quelque peu dans ses premiers pas dans le métier. Mais un peu trop d’empressement de la part du premier compromettra les relations avec ce père de substitution.

On enchaîne avec un second chapitre et nous sommes déjà dix ans plus tard. Le Morin est toujours là, mais à distance. L’entourage de Paul se compose de son frère et de sa petite famille, de Khoury avec qui il partage son bureau et de Wilfrid Landry, père lointain qui, revenu de la Floride où il aurait profité d’une femme riche, réapparaît à l’occasion d’un enterrement.

Si Paul se montre réservé et réticent à l’égard de celui-ci, il n’en va pas de même du frère Louis, qui pense que son géniteur cherche à réparer ce qui fut cassé par sa faute. Dés lors, il veut financer le retour à l’école de son fils. Celui-ci se retrouve donc à reprendre le collier au cégep même où son frère travaille. Morin le prend sous son aile, comme il a l’habitude de faire avec ses ouailles ordinaires. Cela se terminera mal cependant.

Les fabulations du père sont ainsi à la base d’une théorie du fils qui en fait le cœur d’une présentation orale devant la classe et un invité d’importance. Ce sera la fin de ce rêve de retour aux études. À ce moment. le père a déjà passé l’arme à gauche. Il ne reviendra donc plus et il n’a pas laissé grand-chose de valable. La vie va reprendre comme elle l’était; avec un fils au cégep comme professeur et l’autre dans son atelier où il meule du métal.

Cabale est un livre bref mais contenant tout un monde qui se déploie et se referme en peu de mots. En ces gens qui se dévoilent devant nous, il y a du misérable comme on dirait qu’il y a de l’humain. Remarquez, ce n’est pas vraiment que le sort s’acharne sur eux. Ce serait plutôt qu’il les ignore et les laisse à leur condition.

Dés pipés

Au final, d’ailleurs, on ne sait ce qui peut bien mériter cette désignation de cabale. Le terme donne un peu l’impression que les dés sont pipés dès le départ. Quelque chose, comme une volonté, un enthousiasme manque à ses gens. La présence lointaine de Morin est sans doute là pour offrir un contraste. Lui croit, s’active, se démène. Ce n’est pas pour rien qu’il est là en sous-main, présent dès l’entrée en matière, mais plus effacé par la suite, quoique essentiel.

Il est vrai que, pour le père, tout est affaire de manœuvre pour abuser et profiter. Mais la cabale est surtout l’affaire de Paul, le narrateur. Il est apparemment celui qui est immunisé, totalement protégé contre l’influence paternelle. Aussi, voit-il se profiler ce qui ne peut manquer d’arriver à son frère lorsqu’il se fera le messager, dans sa présentation en classe, d’une théorie fumeuse et rocambolesque du père quant à son implication dans le cours des élections provinciales de 1969. Mais il ne fait rien et on perçoit même qu’il n’est pas mécontent de voir Morin se gourer totalement en soutenant ainsi son frère.

Ce qui frappe, au final, c’est que les personnages ne semblent pas pouvoir dévier de leur voie. Une certaine langueur les saisit devant les lois divines de l’échec. Sans doute sont-ils humains, trop humains. L’échec est donc prévisible, programmé dès les premières notes de ce court adagio. Les illusions semblent faites pour être perdues. Mais ce n’est pas plus mal. En définitive, Paul aura tout de même besoin que le bagout de son père l’habite et aidera, presque sans savoir comment il a fait, à influer sur l’orientation d’un de ses élèves, comme par hasard, au tournant des événements plus centraux de sa vie.

Bref, ces personnages sont comme sans grandeur propre. Mais cela ne signifie pas que des gestes assez fondamentaux ne puissent être posés, que des trajectoires ne puissent être infléchies. Au plus fort de ces épisodes d’une sorte de désespoir sans pathos, la vie court, se poursuit et requinque tout un chacun.


Michael Delisle

Cabale

Éditions du Boréal, 2023

136 pages