
Après une première mondiale à Paris au Théâtre national de la Colline, la pièce Les filles du Saint-Laurent de Rébecca Déraspe, avec la collaboration d’Annick Lefebvre, est enfin présentée à Montréal. Cette fresque relie l’intime au territoire, le destin tragique de femmes disparues aux remous d’un cours d’eau indomptable. Avec poésie et humour.
Si on lit dans les lignes de la main du Québec, le fleuve Saint-Laurent représente celle du cœur, l’essentielle, celle à laquelle toutes les autres devraient se rattacher un jour ou l’autre. Dans un pays de lacs et de rivières, le fleuve a le premier et le dernier mot sur les humains, les femmes surtout, qui en sont l’âme. Les filles du Saint-Laurent parle des malheurs de celles-ci dont les cadavres finissent par émerger.
La langue poétique de Rébecca Déraspe (Les glaces, Ceux qui se sont évaporés, Gamètes) prend encore une fois son envol ici. Elle réussit à marier dans le mouvement des marées les thématiques qui lui sont chères : maternité, filiation, amitiés féminines, amours déçues, agressions, colère assumée, etc.
Son écriture, qui allie les petits gestes du quotidien aux interrogations existentielles, nous rappelle que bien plus que poussière, le corps humain est surtout constitué d’eau et qu’il retournera un jour au grand fleuve où se disputent la vie et la mort. Et cette langue si bien maniée sait également surprendre par l’humour présent dans certaines situations et/ou répliques inattendues.
La metteuse en scène Alexia Bürger travaille afin d’en dégager une théâtralité tout autant lyrique que subtile. Dans le corps des interprètes d’abord qui peuvent aussi bien imiter les flux et les reflux que les cassures des drames humains par des gestes brusques et rapides. Les mouvements fréquents sur scène empêchent le texte de devenir statue de sel, tout comme le font, çà et là, l’utilisation de micros et de bruits de glaçons ou d’eau qui coule.
Les interprètes, également, s’emparent de cette matière textuelle évocatrice, néanmoins organique, avec passion. Zoé Boudou, Annie Darisse, Marie-Thérèse Fortin, Ariel Ifergan, Louise Laprade, Gabrielle Lessard, Émilie Monnet, Elkahna Talbi, Catherine Trudeau et Tatiana Zinga Botao savent être convaincantes et solidaires dans un contexte où les dialogues représentent tout de même une partie modeste de la représentation.

Affluents
Il arrive que le texte nous mène dans des affluents paraissant secondaires qui risquent de nous perdre et nous laisser sur la berge, mais ces moments ne durent jamais longtemps. Le texte, la mise en scène et l’interprétation finissent par nous reprendre dans leurs bras puissants. Les individualités bien découpées des personnages parlent, dans le fond, d’une même voix. Les émotions de chacun et chacune ne sont pas plus importantes que leurs voix rassemblées dans une douleur collective.
Oui, Les filles du Saint-Laurent, c’est très souvent beau à pleurer.
Cette pièce qui parcourt le territoire de Côteau-du-Lac – on pourrait aussi bien dire à partir d’Akwesasne pour saisir toute la pertinence du spectacle par rapport aux migrants notamment – à Blanc-Sablon devrait, dans le même ordre d’idées, faire le tour du Québec. On s’y reconnaît. Toute l’ambigüité et la complexité mouvante de la psyché québécoise s’y trouvent. Son désespoir tranquille, sa force insoupçonnée, son impétuosité, enfin, qui continuera de façonner chaque soubresaut de notre histoire.

Les filles du Saint-Laurent est présenté dans la salle Michelle-Rossignol du Centre du Théâtre d’aujourd’hui jusqu’au 29 avril.