
Essayiste et poète, dans cet ordre plus que jamais, Louise Warren revêt à nouveau son regard étonné sur le monde dans Le livre caché de Lisbonne. Cet essai, comme un autre qui le préparait en quelque sorte L’enveloppe invisible, montre l’atelier de l’artiste, cette fois, mobile. Un atelier avec des objets et des lieux, à Lisbonne, étrangers. Une matière bien réelle, toutefois, libératrice des sensations dont a besoin Louise Warren dans sa réflexion sur la création.
Comme elle écrit dans L’enveloppe invisible (2018), essais illustrés par Pierre Thibault, Louise Warren s’intéresse au « territoire de l’attente ». Un lieu qui lui échappe, d’abord, mais qu’elle devine fécond. Le temps est son allié. Le livre caché de Lisbonne, publié cette année, est le résultat d’une résidence d’écriture réalisée… en 2015!
« L’écriture est arrivée en dernier, dit-elle en entrevue. Mais je me rends compte que c’est toujours comme ça avec moi. Ce qui compte le plus c’est le temps d’imprégnation, de maturation. J’ai eu le temps de publier deux autres livres avant de le terminer [La vie flottante et L’enveloppe invisible]. J’ai même eu le temps de retourner au Portugal vérifier certaines choses. »
En 2015, elle était fortement grippée lorsqu’elle est arrivée à Lisbonne. L’appartement pour son séjour de deux mois n’avait pas encore été trouvé et la chaleur était assommante. « J’étais dans un état flottant, parfait pour aller vers soi. »
Pour l’essayiste, après le le dessaisissement, vient la contemplation de la matière. Durant cette résidence d’écriture, ce sont les fenêtres de Lisbonne qui ont beaucoup retenu son attention. « La fenêtre crée une autre ouverture, écrit-elle, telle une caméra cachée qui apporte des images ». Premiers contacts avec une ville, les fenêtres « tirent à elles nos yeux, nous les arrachent […] tout peut arriver dans une fenêtre ».
Elle s’est montrée le bout du nez à Lisbonne sur la pointe des pieds, comme elle l’avait fait à l’abbaye Val-Notre-Dame de Saint-Jean-de-Matha en 2016 pour L’enveloppe invisible, investissant les lieux tout doucement. Le bruit qui a d’abord retenu son attention dans la capitale portugaise, c’est le roulement des valises sur le pavé. Un sol fragmenté qu’on peut voir sur la couverture du livre.
« Le titre signifie que les choses se révèlent peu à peu. Je voulais que mon Lisbonne soit un livre intérieur. Plusieurs livres sur Lisbonne sont tournées vers la ville, je voulais tenter de refaire l’équilibre, même dans les photos [qui sont d’elles]. Il y a un rythme dans tout ça. Les photos m’ont servie de notes parce que je manquais de temps pour écrire. Je me suis fait des amis et les Portugais ne voulaient surtout pas que je sois seule. »
Déstabilisation
La résidente lisboète temporaire a vécu sa première déstabilisation en rencontrant une dame élégante qui souffrait du « tremblement essentiel », mais qui essayait surtout de faire sa connaissance en lui parlant français et portugais. C’était avant d’aller voir au théâtre un hommage rendu par 74 actrices à l’une des leurs, Eunice Muñoz.
« Je ne comprenais pas, mais je recevais beaucoup. À chaque nouvelle apparition comme celle-là, je me voyais en train d’écrire. Ça me prenait ça pour me lancer. »
Louise Warren a vécu une sorte de dépaysement bénéfique au Portugal. Elle qui avait beaucoup voyagé n’avait que très peu « résidé ». L’écrivaine qui vit à la campagne se retrouvait seule, en ville, sans horaire ni agenda.
» C’était une expérience nécessaire à faire. Avoir du temps. Mon temps. Le livre caché c’est aussi celui des auteurs [Herberto Helder, Antonio Tabucchi, António Lobo Antunes , Eduardo Lourenço et évidemment Fernando Pessoa] dont je parle. Ça m’intéressait de voir quel était leur Lisbonne à eux. «
Chacun des 17 « chapitres » du livre se passe dans un lieu/état différent. L’un d’eux s’intitule Fragments et propose, un kaléidoscope d’images procédant du même souci de voir, d’écouter et (d)’écrire.
« Les fragments porteurs de semence. Ma conception de l’essai. Je réfute cette idée d’inachèvement qu’on attribue trop souvent au fragment. Une semence contient tout. […] Le fragment prodigue l’impulsion, l’élan. »
Cette écriture fragmentée, les autres « chapitres » étant aussi plutôt courts, amène de plus en plus la poète vers l’essai. Louise Warren confie même ne plus écrire de poésie. Son plus récent recueil Le plus petit espace remonte à il y a deux ans.
« J’ai eu l’impression qu’il fallait aller là et qu’après, ça se refermait comme une petite coquille. Que c’était beau comme ça et que c’était ainsi que je quittais la poésie. Mes essais sont très poétiques, mais du plus petit, s’est ouvert le plus grand. Je ne sens pas le besoin d’écrire de la poésie en ce moment. »
Projets
En dedans ou en dehors de la poésie, les projets ne manquent pas. Elle se dit plus occupée que jamais. Récemment, en relisant tous ses livres, elle a repéré les mots qu’elle utilise le plus souvent.
« Ça faisait un motif. Je croyais que j’avais là un livre, mais c’est devenu autre chose pour plus tard. Ce qui est arrivé c’est que j’ai revu ces mots-là au présent. Je ne peux pas aller dans le passé, c’est le présent qui m’intéresse. C’est comme si je leur donnais une nouvelle vie. »
Ce projet servira, entre autres choses, « à faire entrer la création dans la vie des gens ». Auparavant, son jeu avec le langage prendra la forme d’une exposition l’été prochain au Musée d’art de Joliette, Au nom de la matière. Le musée imaginaire de Louise Warren. L’institution annonce déjà sur son site une lecture accompagnée au violoncelle par Sylveline Bourion, et une rencontre pour mieux connaître les liens qu’entretient Louise Warren avec les arts visuels.
Miroir
Mais retournons au Portugal et à d’autres images. Dans Le livre caché de Lisbonne, une page est consacrée à un lexique inspiré par sa résidence d’écriture. Autant de mots-fenêtres où le courant passe entre la matière de la ville et l’écrivaine: abandonado (abandonné), anonyme, collage, émerveillement, janela (fenêtre), ruines, saudade (vague à l’âme), etc…
Le dernier mot, qui sonne souvent comme nostalgie à nos oreilles du Nord, est, selon l’essayiste, une « autre manière d’être réceptive au passé » qui « relance l’acte créateur ».
C’est dans le « dire autrement » que les poètes comblent les trous dans nos âmes. On apprend à être présent au monde en lisant de la poésie. Et en lisant Louise Warren, on apprend à écrire.
Le livre caché de Lisbonne n’est pas différent de ses autres livres dans le sens où, chaque fois, elle construit « un monde et invente un langage » (L’enveloppe invisible). C’est un « engagement de créer dans ce que laisse l’absence ». Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. La chimie de Louise Warren.
Il est rare de trouver miroir plus précis de ce que le monde peut faire apparaître, comme dans un de ses livres. « La transparence nous continue », écrit-elle aussi dans L’enveloppe invisible. Son rôle est alors de s’inscrire dans le paysage pour le dévoiler avec subtilité, incluant ses propres tremblements comem, par exemple, devant les ruines d’une église gothique visitée à Lisbonne.
« Accepte que ces objets nouveaux produisent leur langage. Accepte l’ébranlement de cette scénographie simple, épurée, efficace, qui correspond à ta propre esthétique. C’est pour la transmettre que tu la regardes ainsi, ne cesses de flotter, de prélever des images. tu investis ce lieu de ta présence, de tout ton silence, tu t’en imprègnes comme jamais, car tu sens l’imminence d’un phénomène important. Il se présente à toi dans cette composition, ce décor grandiose des ruines et du ciel ensemble. Les ruines ne sont-elles pas une manière de nous aider à parvenir au « vide extrême » nommé par Pessoa? N’as-tu pas toujours cru que la poésie commence par les ruines? »
L’écriture de Louise Warren détermine son importance à toute chose vue, sentie, écoutée, lui accordant sa juste part d’éternité. Son écriture sensible et congruente sait glisser sur le temps. Dans 10, 20, 50 ans, elle n’aura pas pris prendra pas une ride.
L’artiste surfe sur le moment parce qu’il sera toujours présent. Devant les lucarnes des chambres discrètes ou les voûtes des abbayes, la poète trouvera toujours quelque chose à nous dire sur la conduite d’une vie au service de la création.

« Je n’abuse ni d’adjectifs ni de points de suspension, je ne me suis presque jamais servie de points-virgules. Je cherche le chemin le plus court, le plus direct, celui qui ressemble le plus au poème et m’emplit à la vitesse du sang qui entre dans mes canules. Mes veines ne sont pas fuyantes, mais profondes. Il suffit de les rejoindre. Mes veines, depuis que je suis petite, je les regarde, je les suis. Toujours j’aime ces moments. Dans les grands silences, je trouve mon pouls et apprécie être en vie. »

« Action de descendre dans une mine d’écriture, où les couches de sens se déposent, bien avant que la première phrase d’un livre s’inscrive sur la page. L’image s’impose, se développe. Couloir souterrain, la voûte est aussi une élévation. Une pensée de la création vibre dans la voûte. J’y ai longtemps séjourné et je la crée à mesure que j’écris. Ces éléments de mon passé m’apparaissent non comme de simples fragments autobiographiques, mais comme les éléments d’une installation de la création dans ma vie. Serre lumineuse. Voûte sous-marine. Lieu des impulsions. »