THÉÂTRE: Marjo, héritière de Denise, Josée et Nelly

Marjolaine Beauchamp, photo: Ludovic Potvin-Gingras

Après avoir été présentée à Ottawa et à Québec, la pièce M.I.L.F. arrive enfin à Montréal au Centre du Théâtre d’aujourd’hui. Son autrice et actrice, Marjolaine Beauchamp a écrit un texte engagé sur la maternité et la sexualité. La poésie de l’artiste de l’Outaouais renvoie à celle des grandes autrices. Ses propos doux et durs sont d’une lucidité qui force le respect.

Marjolaine Beauchamp n’a pas écrit une thèse de doctorat sur Denise Boucher, Josée Yvon et Nelly Arcan. Elle n’a guère le temps en étant maman-slameuse-poète-dramaturge-actrice-autrice. On comprend. En fait, Marjolaine Beauchamp n’a pas besoin d’avoir tout lu. Elle porte déjà toutes celles-là, et plusieurs autres, en elle.

Marjo accueille. Elle a le cœur grand de celles qui savent regarder et écouter, qui disent si vrai qu’une éditrice et autrice comme Ariane Lessard nous avouait récemment pleurer quand elle la lit ou l’écoute. Marjolaine Beauchamp, c’est la révolte qui fait du bien à entendre.

« Je ne suis pas révoltée à tout prix, mais ma révolte je la trouve très légitime et j’essaie de l’articuler de façon compréhensible. »

Avec son théâtre et sa poésie, elle milite contre l’injustice et l’indifférence. Devant le ressac machiste bien réel de notre époque, justement, comment ne pas décrire crûment, comment ne pas dire vrai?

« Il y a une espèce d’urgence. Quand les choses se passent, elles se passent. Il y a en a assez qui profitent d’un momentum pour créer de l’air. L’espace public est saturé d’air. Je n’ai pas d’empressement à faire du rough. J’en crée, mais j’ai aussi des poèmes très lumineux. Je peux être douce et calme, mais on me l’a demandé trop souvent en réaction à ce que j’étais. Ce que je fais n’est pas plus violent que les violences insidieuses du quotidien qui nous tiennent en otage de façon tellement passive et médiocre. »

Publié par Somme toute, M.I.L.F. est sa deuxième pièce. Marjolaine Beauchamp est également l’autrice de deux excellents recueils de poésie publiés par L’écrou: Aux Plexus (2010) et Fourrer le feu (2016).

Pour sa pièce, elle est accompagnée sur scène par Geneviève Dufour et Stéphanie Kym Tougas qui complètent la sainte trinité de ces mères kamikazes parlant autant d’enfants « haïs en secret » que de baise avec « un homme de pouvoir », de « brigades de toutes croches » que de mères « puissantes comme une catastrophe naturelle ».

« C’est un show très organique, confie-t-elle. On est très proches les unes des autres et on finit amochées de M.I.L.F.. Percutées, sur le cul, sincèrement. Après les représentations au CTDA, je prends deux semaines de vacances. Je ne ferai même pas une maison en bâtons de popsicle. »

On parlera sans doute de spectacle « percutant », mais la pièce, un peu comme Les fées ont soif, représente un chant d’amour lancé aux trois personnages, ces femmes ressemblant à celles qui peuplent les écrits de Josée Yvon et qui naviguent sur la mince ligne entre le mythe et la tragédie de la beauté/laideur comme chez Nelly Arcan.

© Marianne Duval Texte : Marjolaine Beauchamp Mise en scène : Pierre Antoine Lafon Simard Distribution : Marjolaine Beauchamp, Geneviève Dufour et Catherine Levasseur-Terrien Musique : Pierre-Luc Clément Éclairages : Guillaume Houët

Démarche en marche

Avec le metteur en scène de M.I.L.F., Pierre Antoine Lafon Simard, Marjolaine Beauchamp fait maintenant partie des artistes en résidence au CTDA durant deux ans au cours desquels elle continuera d’écrire, comme de marcher, avec celles qui le méritent.

« Les femmes aujourd’hui, dans mon quartier, je les vois. Les clichés ambulants existent toujours: la violence conjugale, les pères qui ne paient pas leur pension, les toxicomanies… Les jeunes femmes vivent encore ça. On a trop longtemps pensé que le féminisme, c’était seulement pour les femmes. On voit bien que ce n’est pas le cas. La société entière a besoin de ces changements-là. »

Pour cette raison et parce qu’elle est ce qu’elle est, même si les résidences d’artiste et que les subventions s’ouvrent enfin à elle, Marjolaine Beauchamp résistera au chant des sirènes.

« Pendant dix ans, j’ai fait des shows pour des gens que j’aime. Ça finissait avec une grosse bière. Je n’ai jamais été celle qui dit « I want to make it that much! » Je me suis tellement battue. J’ai reçu une bourse et demie dans ma vie, J’ai toujours payé de ma poche en travaillant sur un coin de table. Maintenant, je rencontre la grosse machine de la culture partagée entre sa rentabilité et son sens social. J’y fais ma place. J’essaie de bonifier mon parcours, mais je me donne le droit d’avoir du temps. Sans me sentir vendue. »

« En même temps, poursuit-elle, la littérature c’est mal rémunéré, les auteurs sont en bas de l’échelle. Je ne vais pas m’acheter une maison l’année prochaine, mais je vais demander des bourses. Tout le monde tombe comme des mouches dans le milieu, mais on essaie de réinventer quelque chose de plus juste. »

Pour ce faire, ses projets restent ancrés dans la douleur des méconnu.e.s et des marginalisé.e.s. Elle travaille, notamment, à un projet avec des ex-détenus.

« Je m’intéresse beaucoup à la masculinité et à l’enfermement. La consommation, la violence, la prison sont tous des genres d’enfermement. Je suis dans l’optique militante. J’ai beaucoup de sociologie dans mon cœur face à la rencontre et au bagage de l’autre. Ça m’aide dans ma recherche au théâtre pour créer des œuvres complexes où c’est difficile de prendre partie. Chez eux, il y a du rough, mais je vois beaucoup les ti-gars. Il y a aussi de la lumière en eux. »

La vie telle quelle

Comme en elle, beaucoup. De la lumière tantôt blafarde tantôt colorée, mais toujours éclairante. De l’intensité et de l’humour aussi. En tant que mère monoparentale, Marjolaine Beauchamp sait ce qu’est l’aide alimentaire et la pédiatrie sociale. Mais son regard reste ample, sa tête, chercheuse.

« L’apparition d’Édouard Louis dans la vie littéraire a redonné un sens à ma démarche. J’ai le goût d’avoir des fondements psychologiques à ma réflexion. J’ai envie de participer à un essai. J’aimerais réfléchir à la honte. Il y a des choses qui se passent chez moi qui ne relèvent plus seulement du sanguin ou de la peau qui réagit. »

« On nous relègue toujours à notre biographie, ajoute-t-elle. Faut toujours bien la vivre notre biographie. On la vit dans le silence. Les femmes, on vit tout ça. Je fais mes impôts, j’écris un texte et je m’occupe de mon enfant qui a des troubles de santé mentale. Ça se retrouve dans ma pratique quasiment. »

Sans apitoiement, elle crée autour de cette vie-là. Au-delà des clichés. Elle vit pour créer, aussi. Tout le temps. Et elle dessine quand elle n’est pas capable d’écrire.

« L’an dernier, en résidence d’écriture, je me suis mise plus activement au dessin. Je réfléchis comme ça à l’excellence et la tentative d’échec, à la confrontation à un autre médium en tant que personne créative. Comme ma démarche en théâtre et en littérature, mes dessins sont libres, un peu punks, sans codes. Sans me prendre au sérieux. Dans les structures de financement, on nous oblige à viser l’excellence, mais on perd l’essence de la démarche. La création c’est complexe et ça passe par divers canaux. Il faut le reconnaître. »

Intelligence, intégrité, implication. Le monde a besoin de beaucoup d’autres Marjolaine Beauchamp. Célébrons celle qu’on a déjà!

© Marianne Duval Texte : Marjolaine Beauchamp Mise en scène : Pierre Antoine Lafon Simard Distribution : Marjolaine Beauchamp, Geneviève Dufour et Catherine Levasseur-Terrien Musique : Pierre-Luc Clément Éclairages : Guillaume Houët

M.I.L.F. est présenté à la salle Jean-Claude Germain du CTDA su 18 février au 7 mars.