LITTÉRATURE: Avis aux Kauitenitakushiht!

Pour célébrer notre deuxième anniversaire, voici le premier de sept textes (critiques, citations et entrevue) portant sur la littérature et les membres des Premières Nations, des livres qui bâtissent des ponts vers une éventuelle réconciliation entre les habitants de ce vaste Kanata. Comme nous faisons les choses autrement à En toutes lettres, nous vous suggérons aujourd’hui de retourner dans le temps afin de souligner l’importance de la grande pionnière innue An Antane Kapesh, rééditée récemment chez Mémoire d’encrier.


Il faut compter An Antane Kapesh au nombre des écrivains qui fondent une littérature, qui établissent des précédents. Écrivains sur les pas desquels d’autres s’empresseront de marcher, heureux/ses de reconnaître que prend forme en eux une ascendance notable. En peu de temps, les deux écrits, peu recensés de l’écrivaine innue dans leur édition originale de la fin des années 1970, ont été réédités par Mémoire d’encrier, à l’initiative de Naomi Fontaine, l’auteure de Kuessipan.

Pour bien mesurer l’importance de cette décision de se mettre à écrire, il faut s’imaginer Innu. Mais comment le pourrait-on? Nous qui sommes tant ignorants de ceux-là que Jacques Cartier a bien dû rencontrer en premier, ou presque. C’est que la tradition chez eux veut que les récits fassent plutôt l’objet d’une communication orale directe. Aussi, ce n’était pas une mince affaire que de se mettre à l’écriture. C’était choisir de raconter au-delà du cercle des proches environnants. C’était rompre avec l’usage habituel. C’était, disons le mot, une rupture dans l’ordre des choses!

Quoique, en même temps, le deuxième livre jamais édité au Québec fut un abécédaire montagnais (comme on le disait à l’époque) de 8 pages, tiré à 3 000 exemplaires. C’était en 1767! Ce n’est pas la seule réalisation de son auteur, le jésuite Jean-Baptiste de La Brosse qui apprit aussi à lire et à écrire à des ouailles autochtones. Les Innus se seront initiés grâce à lui à l’écriture et à la lecture!

On comprend bien l’urgence de se mettre à l’écrit quand on lit ces deux récits. Il est clair que l’un comme l’autre sont une adresse à celui qui vint, il y a longtemps, et bouleversa le monde du Nitassinan. Cela est d’ailleurs évident dans le titre de chacun. Le récit oral, lui, est narré devant des proches, assure la transmission des éléments de la tradition et des savoirs de la communauté, rapproche les membres, raffermit le lien qui unit le groupe. Alors que deux livres sont plutôt une manière d’apostropher l’homme blanc!

Dans Je suis une maudite Sauvagesse, le réquisitoire est assez direct. Le liste des perturbations de l’ordre des choses en terre innue est clairement dressée. Dans le second, on a davantage une sorte d’allégorie, un récit qui commence par l’apprentissage des savoirs importants, prodigués à un jeune par son grand-père, et qui se poursuit avec les aléas de la déperdition des acquis par la présence de l’homme blanc. De l’un à l’autre ouvrage, les thèmes sont un peu les mêmes. C’est compréhensible, car les sévices sont assez faciles à répertorier. C’est la manière de les mettre en histoire qui change.

Il se pourrait bien qu’en y allant ainsi en deux temps, An Antane Kapesh ait été plus proche des us de son peuple. Il existe en effet deux formes de récits populaires: les tipatshimums et les atanukans. Le premier genre ressortit plutôt d’une histoire de vie et l’on sent bien que Je suis une maudite Sauvagesse pourrait bien y appartenir. Le second est un récit à valeur philosophique et Qu’as-tu fait de mon pays? semble répondre aux critères. Il faudrait cependant plus de connaissances que je n’en ai pour pousser plus loin ces correspondances.

Sédentarisation forcée

À l’époque où écrit An Antane Kapesh, l’effort consenti par les autorités pour sédentariser les Innus est à son plus fort. Cela se sent évidemment dans le premier témoignage. Le chapitre sur les maisons des blancs où sont racontés les déménagements successifs et forcés de la narratrice et des siens, et celui sur l’éducation désormais offerte aux enfants, sont éloquents à ce sujet.

Mais la dimension historique est aussi présente dans cette narration; dans le récit, par exemple, qui est fait de la découverte des richesses minières dans le nord, source de bien de embarras pour les malheureux occupants du territoire.

Sont aussi mis à mal les marchands d’alcool, le garde-chasse, et le système juridique auquel est soumis l’Innu et auquel il n’arrive pas à s’identifier. Il y a certes là-dedans quelque chose de clairement répressif et qui ne pouvait en plus n’apparaître que tel à un Innu très épris d’autonomie et de liberté. En plus, il est ironique de constater que les dérèglements auxquels les autorités gouvernementales essaient de pallier sont un effet de celles-ci et de l’imposition d’un style de société qui ne peut convenir à la nation innue.

Dans Qu’as-tu fait de mon pays?, une semblable mise en accusation se profile à la fin. Mais la manière dont on y est parvenu est tout autre. Nous sommes ici dans l’univers du conte et du récit d’apprentissage. Mais l’enseignement est finalement peu apprécié.

Le Blanc, vaguement clownesque, incompréhensible et quelque peu ridicule, est perçu comme un Polichinelle (version choisie pour traduire l’idée derrière le terme de Kauitenitakushiht). L’enfant l’observe avec surprise, sans juger et lui accordant le bénéfice du doute, comme il sied de le faire pour un Innu. La déconvenue finale est évidemment encore plus grande du fait d’avoir présumé de la bonne foi de l’arrivant. Cela est sensible dans l’une comme dans l’autre de ces publications.

Bref, voilà deux livres à lire en ces temps de plus grande sensibilité à la situation des autochtones au pays. L’un comme l’autre sont des raretés, des œuvres dont la parution première pourrait être restée sans  descendance. Ces deux éditions sont donc des événements qu’il faut souligner pour ce qu’elles valent et pour l’intérêt que présente le fait de les voir aussi, en version bilingue, en innu-aimun.


An Antane Kapesh

Qu’as-tu fait de mon pays ? • Tanite nene etutamin nitassi ?

Mémoire d’encrier

90 pages

Eukuan nin matshi-manitu innushkueu / Je suis une maudite Sauvagesse

Essai autobiographique

Mémoire d’encrier

216 pages


Les héritières d’An Antane Kapesh

Nous vous invitons aussi à lire sur En Toutes Lettres des textes à propos de trois artistes innues : Marie-André Gill, poète, Natasha Kanapé Fontaine, poète et comédienne, et Soleil Launière, dramaturge, danseuse et comédienne.

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