LITTÉRATURE: Nous serons esclaves

Au moment où l’on se pose beaucoup de questions sur l’après-pandémie, voici deux excellents romans qui fictionnalisent des réponses possibles. Science-fiction, dystopie, anticipation, peu importe l’étiquette, Grégoire Courtois et Olga Ravn décrivent des mondes où la valeur humaine ne tient plus qu’à sa fonction de travailleur ou, en fait, d’esclave d’un pouvoir obscur, froid, machiavélique. Le travail, quand on ne sait plus à quoi ou à qui il sert, arme ultime et aliénante du capitalisme sauvage.

Au début de l’année théâtrale, il y a des millénaires nous semble-t-il soudainement, la salle Fred-Barry présentait la pièce française J’abandonne une partie de moi que j’adapte. Ce véritable petit bijou remettait intelligemment en question l’équation travail – bonheur.

« Quand les entreprises parlent de bonheur ou mettent des psychologues à la disposition de leurs employés, ce n’est pas pour que leurs salariés soient le plus heureux possible, mais pour qu’ils tiennent le plus longtemps possible dans leur entrepise. Quand ils sont à la retraite, ils peuvent crever, il n’y a plus de soucis” nous disait alors en entrevue la metteuse en scène Justine Lequette.

Contrairement à ce qui prévalait à une autre époque comme l’affirmait notre poète national, la meilleure façon de tuer un homme est, dans les fictions qui nous occupent, de le faire travailler. Les personnages que sont les agents (Grégoire Courtois) et les employés (Olga Ravn) dans leur roman respectif, dépriment, deviennent fous ou se meurent dans un quotidien inhumain.

Les stratégies narratives du Français et de la Danoise sont des plus différentes. Mais les constats reviennent au même. Dans un futur plus ou moins rapproché, les toutes puissantes entreprises auront réussi à imposer le travail comme la seule et unique raison d’être des hommes et des femmes qui l’effectuent.

Dans le premier roman, une voix omnisciente, ou peut-être pas selon ce que nous verrons plus tard dans le recit, nous décrit l’anxiété constante de celles et ceux qui se battent jusqu’à la mort pour conserver leur poste. Dans le second, le récit se compose de dépositions d’humains et d’humanoïdes (ou ressemblants) recueillies par une commission qui enquête sur la productivité à l’intérieur d’un vaisseau interstellaire.

Les agents

Les agents mangent, dorment et travaillent, en moyenne 16 heures par jour, dans des box blindés au sommet de tours coupées complètement de la rue.

« Peut-être existe-t-il une vie, en bas, une société, voire une civilisation, qui mange, dort et pense, qui se reproduit comme des chats, mais qui se reproduit, quoi qu’il en soit. Ces enfants répugnants engendrés par des parents détestables, ils grandissent, sans jamais connaître le travail, ou du moins le travail glorieux tel que les agents l’effectuent. Que savent ces hommes, ces femmes et ces enfants qui sont sûrement là, en bas, à regretter de ne pouvoir participer à l’élan fantastique de la civilisation humaine ? Que pensent-ils ? Comment vivent-ils sans les machines ? »

Dans cet univers où la machine est infaillible, les enfants, et futurs employés des tours innombrables, sont créés en labo. Ils deviennent ensuite des travailleurs soumis, heureux de leur sort qui est de mener le « combat éternel du quelque chose contre le rien » puisque « le travail est l’évidence ultime qui rend humain ».

La narration est au « nous », assumée par une membre d’une guilde, croyons-nous au départ, qui compte en ses rangs, notamment, des personnages plutôt marginaux: Théodore, Laszlo, Clara, Solveig et Hick. Ils se distinguent des autres par l’expression d’un certain libre arbitre et se transforment, au besoin, en escadron de combat mortel lorsque d’autres guildes veulent s’emparer de leur box. Cette pratique guerriere n’est ni plus ni moins qu’un hobby dangereux en ce monde où le travail est religion.

« La nouveauté ici-bas ne résidait que dans le négligeable et l’infinitésimale déviation appliquée au mouvement de fond qui nous emportait vers l’avenir. Non pas vers les avenirs, mais vers l’unique avenir des agents, modelé par la rigueur des machines dont nous supposions que les plus puissantes avaient tout prévu pour que rien n’entrave la marche de l’humanité vers une verticalité glorieuse. »

Le récit est entrecoupé de courriels provenant de l’invisible compagnie ainsi que de messages similaires entre les membres de la guilde. Dans le tyle unique que nous avons pu savourer dans ses romans précédents, Grégoire Courtois y glisse aussi de pertinentes réflexions poétiques ou philosophiques.

 » Le mensonge est un accesioire […] ce n’est plus le contraire de la vérité. La beauté ne supporte pas la vérité. […] Une part importante de la beauté réside dans le fait qu’elle ménage des silences […] tout voir, tout dire, tout comprendre, c’est le contraire de la beauté. »

C’est un roman touffu, au rythme soutenu, admirablement bien écrit et conçu intelligemment, même dans ses créations dystopiques. L’auteur rend crédible cet avenir que l’on pressent tout près de nous. Sommes-nous si différents, parfois, de ces agents-moutons qu’on envoie absurdement à l’abattoir?

« Nous respectons l’entreprise parce que l’entreprise nous respecte. Et l’entreprise nous respecte, car nous la respectons. C’est la chaîne vitale de la réalité moderne, parfaite, indiscutable, le mouvement précieux qui nous élève au- dessus de la condition des chats, comme autrefois nos ancêtres nous ont élevés au-dessus du sol stérile. »

Dans cet univers robotisé, hyper-contrôlé, l’humain reste tout aussi supersticieux, parano, sournois. Et la compagnie en profite à tout coup. Pas de virus ici, mais le renouvellement des agents se produit par la guerre. Une crise? Quelle crise? Rien ne changera de toute façon.

Les employés

Voici un premier roman très abouti pour la poète danoise Olga Sofia Ravn. Nous sommes davantage dans l’univers de Philip K. Dick ici et de la science-fiction pure quoique l’attention portée par l’autrice aux sentiments des personnages reste également exemplaire. Dans ce récit en fragments, il est d’ailleurs souvent difficile de distinguer qui parlent entre les humains et les humanoïdes tant ils se ressemblent.

Les employés travaillent dans le six millième vaisseau d’une omnipuissante compagnie. Une commission d’enquête recueille les témoignages des uns et des autres au sujet de la vie et du travail dans le vaisseau. Elle s’intéresse aussi aux effets trop heureux provoqués par des objets electroniques bienveillants qui influencent la production des employés. Les travaux de la commission donneront lieu, plus tard, à des conclusions effrayantes.

Un temoin dira d’ailleurs : « Je sais que vous dites que je ne suis pas dans une prison ici, mais les objets m’ont dit le contraire. » Ainsi, la conscience de certains employés s’eveille, même si d’autres se plient autrement aux directives de la commission d’enquête qui, tiens donc, encourage fortement les dénonciations.

« Mon collègue humain parle parfois de son envie de ne pas travailler, il prononce alors des paroles bizarres, totalement insensées, qu’est-ce qu’il dit ? Il dit : « On est plus que son travail » ou plutôt : « On ne se réduit pas à son travail. » Mais que peut-on être d’autre ? D’où viendrait la nourriture, qui voudrait nous tenir compagnie ? Comment se débrouiller sans travail et sans collègues ? Serait-on relégué dans un placard ? « 

Les dits employés décrivent candidement les bienfaits qu’ils retirent des interactions avec les objets qu’ils côtoient même si cela pourrait causer leur perte. Comme chez Grégoire Courtois, la notion même de travail, ses fonctions et ses objectifs, sont aussi obscurs qu’indiscutables. Le travail règne sans partage.

Olga Ravn maîtrise parfaitement la construction du drame dans une esthétique originale. Elle affectionne aussi l’écriture poético-philosophique et elle attribue à certains employés une belle lumière dans le regard qu’ils portent sur leur univers néanmoins aliėnant.

« Depuis que j’ai abouti ici, j’ai la certitude que je suis mort, mais que, dans mon cas particulier, on m’a laissé continuer à faire semblant. Je suis comme une fleur qui est presque entièrement fanée, sauf une seule bouture verte qui est toujours vivante, et cette bouture, c’est mon corps et ma conscience, et ma conscience est comme une main, elle touche au lieu de penser. »

D’autres préféreraient carrément devenir des robots puisque cela voudrait dire qu’on peut vaincre la mort. Après tout, les ressemblants sont bien capables de se sentir et de sourire comme des humains. Plusieurs autres se réfugient cependant dans leurs souvenirs.

« Que me reste-t-il sinon les souvenirs d’une terre perdue ? Je vis dans le passé. Je ne sais pas ce que je fais sur ce vaisseau. Je fais mon travail avec une profonde indifférence, parfois même avec de la haine envers les tâches à accomplir. Je ne dis pas ça pour vous provoquer. C’est peut-être davantage un appel à l’aide. Je sais que nous ne retournerons jamais là-bas de mon vivant. »

Déshumanisation

Dans les deux romans, le chacun-pour-soi l’emporte la plupart du temps et cela profite aux puissants. La déshumanisation trouve son paroxysme dans la notion de travail-religion comme seule mesure de bonheur. Mais pour qui?

Les deux livres soumettent l’idée d’un pouvoir de plus en plus puissant, omniscient, sans visage et sans nom, mais qui, seul, décide de tout dans l’existence des employés, agents ou rats de labo que sont les humains devenus.

On pourrait y voir le nec plus ultra du capitalisme sauvage menant à l’abrutissement, l’obéissance aveugle, l’uniformisation et l’anonymat. Quiconque contrevient à la pensée unique sera dénoncé et mis hors d’état de nuire par la machine imparable.

Ainsi, les deux livres nous montrent un chemin que pourrait facilement emprunter le neo-libéralisme dans sa logique pure de profitabilité-productivité-employabilité. Le monde du travail actuel. Ce monde qui est, dans un scénario optimiste, peut-être en train de changer quelque peu. Du moins, en serait-il de notre vision de ce que veut dire travailler, de ce que cela signifie dans notre vie et notre éventuelle néo-humanité.

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Les agents

Grégoire Courtois

Le Quartanier

296 pages

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Les employés

Olga Ravn

traduit du danois par Christine Berlioz & Laila Flink Thullesen

La Peuplade

176 pages