LITTÉRATURE: Dickinson telle qu’en Fortier

Le roman de Dominique Fortier, Les villes de papier, récent lauréat du Prix Renaudot de l’essai, connaît une vie parallèle grâce à un magnifique audiolivre narré par l’auteure en compagnie de la comédienne Marianne Marceau dans un écrin musical de Patrick Ouellet. Roman ici, essai en France, publié par Grasset. Le terme autofiction peut aussi convenir tellement le filtre subtil et nuancé, mais omniprésent de l’écrivaine québécoise, s’impose dans ce livre hybride, publié chez Alto.

Rien ne sert plus de départager les genres à un moment de l’histoire de la littérature, on pourrait en dire autant de toutes les disciplines artistiques en fait, où les écrivain.e.s, et les artistes donc, se libèrent joyeusement des étiquettes.

L’écoute de l’audiolivre Les villes de papier fait croire que la vie de la poète américaine Emily Dickinson permet à l’auteure Dominique Fortier de se dévoiler plus que jamais, nous semble-t-il. Elle le réalise en parlant de ses propres moments de vie passés au Massachusetts, contrée de la poète américaine, en analysant également de près l’écriture ou, encore, en inventant de grands pans de la vie d’Emily Dickinson, dont on sait finalement peu de choses.

Auteure discrète, voire timide, Dominique Fortier est également excellente photographe, comme on a pu le constater dans un reportage paru en août 2016 dans La Presse. Elle sait capter l’essentiel pour le rendre en images limpides et pénétrantes, à la caméra ou à l’écrit.

L’auteure se décrit comme « prosaïque », mais on sait qu’elle adore la poésie. Comme Dickinson, également, on la sent dans son livre, amoureuse du ciel, de la mer et des oiseaux, des plantes et du silence. Elle décide d’inventer la ville de papier de la poète américaine, plutôt que de la décrire puisqu’elle n’y est jamais allée. Inventer de si belle façon la vie d’une autre renvoie à maintes reprises, ici, aux propres expériences de la romancière québécoise.

Et si Les villes de papier apparaît parfois tel un exercice d’admiration envers Emily Dickinson, on y lit, avant tout, un immense respect et de sincères élans de sororité. En interprétant et en décrivant la vie et la démarche de la poète américaine, la romancière québécoise nous parle surtout de son amour à elle de la création littéraire. Nulle autre qu’une personne qui vit pour écrire ne peut parler avec autant d’acuité de comment a vécu Emily Dickinson. La poète et Dominique Fortier sont des sœurs de papier.

« Elle n’écrit pas pour s’exprimer ou se distinguer elle écrit pour témoigner, peut-on entendre dans l’audiolivre, chaque poème étant un minuscule tombeau élevé à la mémoire de l’invisible. […] Emily écrit sur le monde qui l’habite tout en sachant qu’il serait plus beau si personne ne l’avait habité. […] Le monde finira par tenir sur la plume qu’elle serre entre ses doigts. »

La voix fragile, presqu’émue, de Dominique Fortier lit les passages au « je », tandis que Marianne Marceau prête ses talents de comédienne à la « fiction » Dickinson. C’est un essai, oui en ce sens, sur la solitude nécessaire à l’écrivaine. Cette bulle où elle peut sentir intimement le monde et le rendre. Un endroit où l’esprit est libre d’être à l’écoute des sens, d’imaginer, de divaguer même, peut-on comprendre, par ailleurs, des plus longs passages fictifs.

Quand elle parle de la retraite progressive de la poète, qui aura passé de nombreuses années isolée dans sa chambre, l’auteure québécoise se montre encore au diapason de sa sœur de lettres. Il n’y a pas eu, pour ce faire, de point tournant, de psychose ou de peine d’amour, comme plusieurs croient encore aujourd’hui, à part la décision ferme de se consacrer entièrement à son art. Si Emily Dickinson avait été un homme, d’ailleurs, on aurait salué sa passion et sa détermination plutôt que sa supposée « folie ».

Plutôt féministe avant le nom, la pressent Dominique Fortier. “Quelques jours par moi, je serai une femme. Les autres, j’écrirai », lui fait-elle penser quand la mère d’Emily lui lance que toutes les femmes sont « malades » une fois par mois, alors que les hommes, eux, deviennent médecins ou avocats.

En tant que poète, Emily Dickinson considère la réalité en empruntant un angle « oblique » et le regard de la romancière ne cherche pas à nous soumettre une prise de vue plus réaliste. La vérité demeurera à jamais méconnue, de toute façon, au sujet de l’écrivaine la plus célèbre de la petit ville d’Amherst et pionnière de la poésie américaine.

Dominique Fortier s’est, toutefois, beaucoup documentée à son sujet et peut se permettre tous les avis possibles afin de témoigner de cette vie hors du commun. Quelque chose, en même temps, de tout à fait normal aux yeux de la Québécoise. « On devrait s’étonner qu’ils ne soient pas plus nombreux les écrivains qui s’enferment chez eux pour écrire ».

Livre audio

L’audiolivre ou balado convient parfaitement au style tout en finesse de Dominique Fortier. Sa magnifique plume reprise par sa propre voix nous fait l’effet de confidences, voire de secrets chuchotés à l’oreille. La vie fictive de Dickinson racontée par Marianne Marceau profite tout autant du sourire de la comédienne. Cette lecture chaleureuse nous éloigne de l’image froide et mystérieuse créée à propos de la poète.

Les auditrices et auditeurs prendront plaisir à écouter ces deux paroles, divisées en une trentaine de segments d’une durée variant de deux à une dizaine de minutes, bien calé.e.s dans un fauteuil, ou, encore mieux, étendu.e.s au lit, les yeux fermés. Pour d’autres, rien de mieux comme une promenade au parc ou en pleine nature pour adopter le regard dickinsonien à la manière Fortier. La durée totale de l’enregistrement : 3h16.

La belle musique de Patrick Ouellet, rappelant par moments les compositions au piano du Français Yann Tiersen, oui celui d’Amélie Poulain, tisse des liens sensibles entre les diverses parties de la narration. Cette composition originale empreinte de tendresse traite avec bienveillance autant l’écriture de Dominique Fortier que la vie d’Emily Dickinson.

N’ayant pas lu la version papier de ce livre, il nous est impossible de tenter quelque comparaison que ce soit. L’audiolivre est une œuvre à part entière avec les caractéristiques propres au médium utilisé. Captivant, inspirant, impeccable. Écouter c’est parfois, aussi, lire. En se faisant sa propre histoire, mais dans le cas qui nous occupe, à travers des voix enrobantes. Au plus près d’elles et d’eux, comme si ces artistes s’adressaient directement à nous et à nous seuls.

Cette proximité laisse évidemment libre cours à nos idées ou perceptions. Entre autres, on comprend qu’une vie dédiée totalement à l’écriture n’est rendue possible, chez Dickinson, que par la liberté accordée par un entourage – parents, frère et sœur – bien présent dans le livre de Dominique Fortier. Ceux et celles qui protègent le cocon de création, le respectent et l’entretiennent. Un privilège dont peu d’artistes peuvent profiter au cours de leur vie.

Comme elle l’écrit elle-même, et comme, ici, elle le dit oralement, Dominique Fortier aime gratter les surfaces pour débusquer les cités ensevelies. En continuité, peut-on ajouter, avec son remarquable roman précédent Au péril de la mer. Cette fois-ci, Les villes de papier représente un plongeon en apnée dans la création littéraire. Comme passion absolue, devenue mode de vie.

Ainsi, les êtres et les villes de papier peuvent véritablement devenir personnages et cités, imaginaires peut-être, mais tout à fait vraisemblables, grâce à cette chose concrète qu’est la narration audio. Revêtant des couleurs aussi magnifiques que celles dont notre esprit sera capable de construire à son tour. Cette forme d’art vivant sait nous toucher profondément.

Renaudot

Reste à voir maintenant si le Prix Renaudot vaudra à la grande romancière québécoise un lectorat encore plus important de l’autre côté de l’Atlantique. Dominique Fortier semblait ambivalente à ce sujet lors de son passage à l’émission Tout le monde en parle.

En France, il faut dire qu’on se questionne souvent sur le copinage qui semble contaminer la remise des prix littéraires. Eu égard à l’affaire Matzneff, du nom de l’écrivain pédophile aussi lauréat du Renaudot, l’édition européenne du New York Times a publié le 28 novembre un reportage soulignant que le jury du prix « cette année est, à une personne près, celui-là même qui louait Gabriel Matzneff en 2013 ».

« Le fait que le Renaudot, deuxième prix littéraire le plus important en France, ait pu balayer d’un revers de main le scandale Matzneff est révélateur de l’endogamie et de l’hermétisme de nombreuses institutions d’élite françaises », conclue le reportage.

Deux jours plus tard, L’obs a publié un texte qui se demandait si le fait de récompenser deux femmes, l’autre étant Marie-Hélène Lafon pour son roman Histoire du fils, cette année était « un vote stratégique, une façon plus ou moins subtile de dire « regardez, on a fait un effort » ? Une façon de se racheter à peu de frais un ersatz de crédibilité et de probité ? »

La journaliste Elisabeth Philippe y affirme qu’en « ne semblant pas prendre acte du débat ouvert par le livre Le consentement de Vanessa Springora, les jurés Renaudot ont choisi de se montrer solidaires d’un des leurs plutôt que des victimes et du combat qu’elles mènent ».

Soyons clair, ceci n’enlève absolument rien aux qualités de cet ouvrage remarquable qu’est Les villes de papier. Il s’agit d’un livre exceptionnel, peu importe son format d’ailleurs. Une invitation sincère, en outre, à (re)connaître la poésie d’Emily Dickinson, en particulier, et toute la poésie, en général.

Seulement, on a omis de dire chez nous que la très réelle crise des prix littéraires français risque fort pour de freiner la percée du livre chez nos cousins. De plus, il est triste de constater qu’aux yeux de certain.e.s, la valeur de nos écrivain.e.s semble encore et toujours devoir être estampillée du sceau français.

Écrire et lire

Ce n’est pas en raison du Prix Renaudot que Les villes de papier devra être programmé dans les écoles, mais bien parce qu’il s’agit d’un des plus beaux et des meilleurs exemples de ce pourquoi, encore aujourd’hui, et demain espère-t-on, des humains se consacrent entièrement à l’art d’écrire et que d’autres adorent continuer de les lire.

Moins nombreux, peut-être, mais de plus en plus résistants.