
L’histoire dépend de qui l’écrit! Gilles Bibeau, anthropologue et professeur émérite à l’Université de Montréal, le sent certainement très bien. Comme il sait aussi que la nôtre comporte sa part de taches aveugles et de lapsus idéologiques. Il relève ainsi le pari d’en présenter une version, dans Les Autochtones. La part effacée du Québec, chez Mémoire d’encrier, où il réexamine les événements selon une perspective légèrement différente.
Le sous-titre dit tout! Il s’agit de donner voix, dans la trame narrative de l’histoire du Québec, à ceux qui ont accueilli les Européens que nous étions il y a de cela bien longtemps. Il est vrai que, dans la version que bien des générations ont apprise, les Autochtones ne semblent avoir d’importance que dans leur rapport avec les Anglais et les Français. Au-delà du fait qu’ils sont alliés des uns ou des autres, on ne leur accordait aucun intérêt.
Dans les versions plus actuelles et plus modernes de l’histoire canadienne, cela commence à changer. Le problème reste toutefois celui des sources. Ont droit de cité ceux qui écrivent. Et ceux-là étaient les maîtres d’œuvre de l’occupation et de la conversion : les découvreurs et fondateurs, en plus des missionnaires. Ces sources sont évidemment sujettes à caution. Les écrits étaient, en partie, des entreprises de publicité auprès des bailleurs de fond potentiels, des témoignages un peu galvaudés pour trouver créance auprès des autorités.
Ainsi, pour une meilleure compréhension de ce que pouvait trouver ici un nouvel arrivant, des chercheurs ont essayé de faire parler les coureurs des bois et les engagés. Ces jeunes hommes parfois peu alphabétisés ou du moins peu portés sur l’écrit, trouvèrent à leur avantage de s’intégrer aux mœurs d’ici et de prendre les us et coutumes, (et langues, parfois!) des habitants premiers. Et de voir les choses sous un angle différent!
Mais cela ne règle en rien une source primordiale, qui pourrait nous en dire long sur la manière dont furent d’abord perçus ces nouveaux arrivants. Que peut-on bien espérer savoir du contact entre Autochtones et Français quand on n’en a que la version de l’une des parties?
Les manques
Gilles Bibeau essaie de remédier à ce manque dans son essai. Il revendique, pour ce faire, de chercher à développer un courant diversement qualifié (histoire à parts égales ou comparaison réciproque) qui tend à combiner sources européennes et sources locales. En ce qui nous concerne, l’enjeu se corse encore plus du fait que les sources d’ici sont d’abord orales. Qu’il faut non seulement, je dirais, les connaître, mais en plus bien comprendre les modalités des dites pratiques, le contexte dans lequel elles se déploient, les formes qu’elles prennent dans la transmission et le partage des histoires communes.
C’est ainsi que l’anthropologue refait l’histoire. Il en reprend des éléments connus pour les aborder sous un angle différent, insistant sur le choc et les effets de ce débarquement des Européens en terres autochtones. On mesure mieux alors combien cette arrivée est le prélude à un véritable désastre démographique et à un délitement culturel dont on n’a pas fini d’évaluer les conséquences à ce jour. On pourrait croire que la redite des mêmes événements serait lassante. Mais non, le fait de les envisager autrement change tout. L’effort de réévaluation est sensible et diablement intéressant.
On s’interroge tout de même parfois sur tout ce qu’il reste à faire dans le domaine. Les lacunes que nous avons encore, en termes d’informations et d’analyses, sont parfois évidentes dans cet essai. Me paraissent aussi un peu malavisées les tentatives de sonder, au-delà des écrits et témoignages qui peuvent exister, ce que devaient bien réellement penser les « découvreurs » et missionnaires, gens en étroit contact avec les Autochtones. Cela est un peu peine perdue!
On est ainsi surpris de l’absence de toute référence à un essai de Michel Lavoie qui fait, dans Le Domaine du roi (1652-1859), l’ histoire d’une appropriation faite en toute légalité, selon les conceptions de l’époque. Le tout était fondé sur la présomption d’une terra nullius, c’est-à-dire d’un territoire jugé être sous la férule d’aucun gouvernement constitué.
Dieu valade
Les sociétés autochtones étaient, en effet, gérées d’une manière qui n’apparaissaient pas relever d’une gouvernance suffisante pour être respectée et reconnue telle selon les conceptions européennes. En plus, le terme avait été institué par une bulle papale. Les Monarques avaient donc sur les terres les droits que leur conférait le fait que, sur celles-ci, ne régnait aucun Dieu valable : autrement dit, la déité catholique. La prise de possession des territoires autochtones se fit donc sur la base de principes hautement biaisés. Il est donc un peu vain d’essayer de saisir les sentiments réels d’individus quand le système légal, déterminant, est ainsi modélisé.
De même, une section du livre consacrée aux écrivains (surtout écrivaines autochtones d’aujourd’hui) me laisse sur ma faim. Il y aurait bien des analyses et des recherches à faire encore, me semble-t-il, pour évaluer la filiation qui peut exister entre la littérature orale, contée en communautés innues, par exemple, et ce que peuvent aujourd’hui écrire des auteur.e.s d’origine autochtone.
Ces petites peccadilles mises à part, l’ouvrage est admirable. Quel plaisir j’ai eu à le lire et à revisiter notre histoire sous d’autres auspices. Il met aussi l’accent sur tout ce qui peut bien demeurer à être accompli en ce domaine. En fait, plus qu’admirable, on le sent, en ces temps de relectures historiques, absolument essentiel!
Gilles Bibeau
Les Autochtones. La part effacé du Québec
Mémoire d’encrier
358 pages
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