LITTÉRATURE: Le mononc rebelle

Les Éditions Hannenorak ont fêté leur dixième anniversaire en 2020. Situées dans la communauté de Wendake, elles ont été fondées par l’auteur Jean Sioui et le propriétaire de la Librairie Hannenorak, Daniel Sioui. Plus d’une trentaine d’autrices et d’auteurs autochtones et allochtones y sont publié·e·s ou traduit·e·s à partir de leur langue maternelle ou de l’anglais. Tous les genres y sont explorés: essai, poésie, roman, conte, nouvelle, littérature jeunesse. Nous vous suggérons aujourd’hui de poursuivre un voyage dans le temps, entrepris hier avec An Antane Kapesh, pour faire la connaissance de Jules Sioui, un réformiste autochtone tombé dans l’oubli et raconté par son petit-neveu Jocelyn dans Mononk Jules, publié récemment chez Hannenorak.


Artiste multidisciplinaire, Jocelyn Sioui raconte, dans son premier livre, l’histoire de son grand-oncle Jules Sioui, un « héros tragique », qui fut l’un des pionniers oubliés des revendications autochtones. Oublié ou occulté, volontairement ou pas, possiblement parce que les démons de cet homme l’auront mené à l’impardonnable. Un essai captivant écrit en toute franchise et sans prétention.


Mononk Jules est un essai original en ce qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage académique ou même spécialisé. Il est le fait d’un dramaturge, comédien et marionnettiste curieux de la vie de son grand-oncle, Jules Sioui, un réformiste autochtone pratiquement gommé de l’histoire officielle. Un homme qui a lutté pour la reconnaissance des droits des Premières Nations durant toute sa vie qu’il a failli perdre d’ailleurs lors d’une grève de la faim de 72 jours en cours de combat.

La quête de Jocelyn Sioui fait penser à celle d’un documentariste ou d’un journaliste d’affaires publiques qui creuse et fouille et trouve et rapporte. Souvent avec un clin d’œil complice. Même si ses découvertes l’amènent à connaître toutes les facettes d’un homme troublé et troublant, voire pire. L’auteur le fait, en outre, en interpellant parfois le lecteur par souci de transparence. Le livre est agrémenté de dessins, de photos et documents d’archives, qui donnent à cette longue recherche un aspect sympathique.

Qui était donc ce Jules Sioui?

Un Wendat qui a cherché par tous les moyens à faire reconnaître les membres des Premières Nations comme citoyens à part entière ; critiquant, notamment, les effets délétères de l’archaïque Loi sur les indiens ; et unissant des chefs autochtones de partout au Canada, lui qui n’a jamais été leader officiel, pour créer un premier rassemblement qui allait devenir plus tard l’Assemblée des Premières nations.

Jocelyn Sioui en profite pour tisser des liens intéressants entre les luttes autochtones d’hier et d’aujourd’hui. Son regard d’artiste pose les bonnes questions à propos des agissements de politiciens blancs qui ont toujours chercher à négliger et/ou dénigrer des revendications pourtant tout à fait pertinentes d’un point de vue juridique. L’essayiste rappelle des faits méconnus ou occultés de l’Histoire.

 » Parce que le Canada considère que les Autochtones n’ont pas les compétences nécessaires pour gérer leurs affaires, on impose dans chaque réserve un représentant du gouvernement, aussi appelé « agent des Indiens ». Jusqu’en 1960, c’est lui qui fera respecter la  Loi sur les Indiens  et dirigera les affaires quotidiennes : il supervise les activités agricoles, la chasse et la pêche, distribue les rations, négocie  les cessions  de  terres,  gère les  finances, distribue  les contrats d’infrastructure… Cet homme a donc beaucoup de pouvoir. Il s’occupe également des élections du Conseil de bande. Toute décision du Conseil ou toute demande doit d’abord passer entre les mains de l’agent. « 

Jocelyn Sioui use d’une langue qui se rapproche parfois de l’oral – le livre a d’ailleurs fait l’objet d’une adaptation scénique – ce qui le rend extrêmement vivant. On pourrait dire simplement que ce livre est « l’histoire d’un gars » qui n’est pas historien, mais qui découvre au fil de recherches approfondies l’Histoire avec un grand H, qui la regarde avec des yeux neufs, avec candeur et lucidité aussi, qui constate ses manques et ses mensonges et essaie humblement d’y mettre de l’ordre. Comme il l’écrit, « il suffit de creuser un peu pour avoir l’image intégrale ».

L’auteur sait l’importance des souvenirs, des relations et des failles des humain·e·s, ces « musées fragiles », tout autant que leurs tentatives, souvent, vaines d’y échapper. Peu à peu, il fait siennes des préoccupation sociopolitiques et le texte glisse tout doucement vers sa propre destinée, ses épreuves, ses réflexions.

En conclusion, Jocelyn Sioui estime qu’il faut absolument « introduire  le  mot  « ségrégation »  dans  le lexique de l’histoire canadienne. »

« Quand un Indien conteste, on le traite comme un enfant qui ne comprend pas un règlement. On ne peut pas le prendre au sérieux,  il ne peut  pas comprendre que c’est pour  son bien. Et nous ne sommes pas plus à l’abri de cette pensée aujourd’hui qu’il y a soixante-dix ans. Chez nous, au Canada, on stérilise des femmes autochtones défavorisées sans leur consentement,  pour leur éviter d’autres avortements ou la multiplication d’enfants qui seront eux aussi défavorisés. Pour leur bien. On  fait la même chose  avec  les chiens en liberté dans le Nord. Parce qu’il y en a trop. »

Fou de Dieu

Son oncle, Jules Sioui, était aussi un rêveur qui semblait ne pas toujours faire la différence entre fantasme et la réalité. « Intempestif et fêlé », décrit le petit-neveu, il avait les défauts des qualités d’un passionné excessif, obstiné, voire obsédé, qui a commis un crime effroyable de « grossière indécence ». Il a été jugé et condamné à des travaux forcés en 1937 et puis recondamné à neuf mois de prison en 1945. Jules Sioui était un récidiviste.

Son petit-neveu décide de ne rien cacher de ses découvertes à ce propos. Sa sincérité et ses questionnements ne cherchent surtout pas à excuser son mononk, comme il le souligne. Comme d’autres lors de drames similaires, il se demande si on peut séparer une œuvre de son auteur. Jocelyn Sioui ajoute une autre couche d’analyse à cet enjeu qui demeure sans réponse. Tout au plus, croit-il, son mononk Jules, ce fou de Dieu, aura tenté, par son combat infatigable en faveur des Premières nations, d’entamer le chemin vers la rédemption.

En fait, en bon dramaturge, Jocelyn Sioui a découvert une vraie bonne histoire familiale qui valait la peine d’être racontée. En parallèle au sort de son « héros tragique », ce récit dit des vérités qui méritent d’être connues à propos de l’histoire autochtone. Beaucoup de choses restent à écrire à ce sujet et son apport sincère et louable est une petit mais belle pierre dans un édifice nécessaire en vue d’une vraie réconciliation entre les peuples. Qui prendra encore du temps à construire.

 » Mon nom est la seule trace qui me reste avec la cuillère à soupe de sang wendat qui coule dans mes veines. Sans  mon  nom,  on  pourrait  crier  à  l’imposture.  Je  suis la preuve historique d’une disparition, d’un génocide. Je suis une marque laissée par l’Histoire. J’ai le visage de ce qui s’est passé dans le passé. Le métissage répété, forcé par la vie, dans une urgence de ne pas disparaître pour de bon. Je porte tout ça en moi. Mon ADN est un site archéologique. Ma seule vraie imposture est de ne pas avoir la progéniture qui portera mon nom pour la suite du monde. Personne de ma lignée  ne  pourra  dire :  « Je me souviens. » « 



Mononk Jules

Jocelyn Sioui

Éditions Hannenorak

330 pages


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