THÉÂTRE : Non M. Tremblay, vous n’avez pas vieilli

Isabelle Vincent et Patrick Hivon dans Cher Tchekhov, photos: Yves Renaud

La salle du TNM était pleine. Quelle sensation après le clairsemé de la pandémie. Parce que le théâtre c’est beaucoup une affaire de foule. Petite foule ou grande foule, la sensation de présence demeure importante. Et là, sur scène, il y avait cette espèce d’auto-procès. L’auteur lui-même s’accuse et se défend dans une conversation avec lui-même où accusations et justifications se succèdent sans se contredire dans Cher Tchekhov de Michel Tremblay.

Il y a deux auteurs ici. Le premier dans un coin de la scène, joué par Gilles Renaud, est disons l’auteur au présent. L’auteur qui s’interroge devant sa pièce. Le second, joué par Henri Chassé — ici aussi il faudrait dire son « double » si ça ne compliquait pas trop la lecture — nous donne à voir un dramaturge dont la frustration montre la complexité.

Ce serait dommage de penser que deux auteurs sur scène (et un troisième que l’on devine à sa table de travail quelque part dans les Keys) mêlent les cartes. Bien au contraire, la pièce, le rendu par la mise en scène, le décor et le jeu des comédiens font de cette trame une aventure fluide, sans accrocs, et jamais lassante. Saluons la mise en scène impeccable d’efficacité de Serge Denoncourt et le décor époustouflant de Guillaume Lord.

Il faut aussi dire que le public a affaire à trois excellents « auteurs ». Oublions le premier, Michel Tremblay, qui nous entraîne dans une pièce surprenante où l’introspection n’empêche ni l’humour ni la tragédie. Il a écrit une œuvre à la fois classique et moderne. C’est dit.

Parlons plutôt des deux autres auteurs (deux autres Tremblay), ceux qui sont sur scène et qui sont, non sans subtilité, la personnification du premier, celui qui reste véritablement dans les coulisses.

On ne manque pas d’amusement ici devant les interrogations de l’auteur, d’autant plus qu’avant même le début de la représentation, on voudrait crier : « Non, monsieur Tremblay, vous n’avez pas vieilli ! » On l’aime, notre Tchekhov à nous !

Alors, nous y voilà donc. L’âge ! Vieillir, ce crime que l’on commet simplement à vivre. Bientôt 80 ans ! Ce n’est pas rien… J’étais dans la salle avec ma tante Jeanne, et à elle qui en a 98, personne n’oserait annoncer que sa pièce est finie depuis 18 ans. Mais là, je m’égare. Est-ce l’âge ? Le mien…

Patrick Hivon, Henri Chassé et Gilles Renaud

L’auteur, donc, est joué par deux formidables acteurs. Le premier (Gilles Renaud) s’interroge, à la fois amusé et incertain, à sa petite table, pile de papier à droite, MacBook Air sous les doigts, l’imprimante prête à démarrer. Il jouera avec nous et avec son texte comme le chat avec la souris. Mais ici, rien n’est blessant.

On ne peut en dire autant de la deuxième incarnation de l’auteur sur scène. Car si le premier (Gilles Renaud) est interrogatif, le second (Henri Chassé) est, lui, intempestif. C’est que si le premier « auteur » n’a plus rien à prouver et relit son fond de tiroir avec plus de plaisir que d’angoisse, le second, lui, y est en quelque sorte forcé par le jeune critique (Mikhail Ahooja, haïssable et excellent) qui l’a poussé vers la sortie et d’une manière d’autant plus indélicate que le jeune ne se sent nullement impressionné par le vieux, pas plus que par sa mise à mort théâtrale éventuelle.

Donc, voici le même auteur dans le confort du regard qu’il porte sur lui-même et dans l’inconfort du même regard de l’autre. Il est entouré de comédiens (de sa famille).

Ils ne détournent pas notre attention du drame de vieillir, ils en sont plutôt les différentes modulations vécues par ceux qu’on appelle « les gens de théâtre ». Le copain de l’auteur (Patrick Hivon) et son frère (Hubert Proulx), l’un transparent, l’autre trop sensible, en font parfois la démonstration à contrario, mais c’est à Anne-Marie Cadieux que revient le rôle difficile, presque ingrat, de montrer ce qu’il advient quand on pactise avec l’ennemi. Elle accomplit cette tâche sans jamais tomber dans la caricature, et, pour avoir vécu avec ce monde du spectacle, je peux vous dire que, même si certains s’imaginent qu’elle caricature, la comédienne joue avec une justesse impressionnante. Il n’est pas donné à tous de marcher sur le fil de fer avec autant d’élégance et d’assurance.

Mikhail Ahooja et Anne-Marie Cadieux

Les deux sœurs de l’auteur (Isabelle Vincent et Maude Guérin) mettent la table et, en ce qu’elles sont, elles aussi, victimes du vieillissement, l’une et l’autre, à leur manière, résignées, ouvrent la porte à cette « soirée en plein air » qui pourrait mal tourner. Et que l’auteur (le vrai celui-là, j’allais dire « en chair et en os ») met à exécution pour, ouf ! se corriger.

On imagine une chute fatale. Elle nous sera servie. Mais là réside tout l’art de Michel Tremblay : le pas de côté lui a permis de prendre son élan et de faire une plus grande enjambée. Dernier clin d’œil ? Pas tout à fait.

Non, Tremblay n’a pas vieilli depuis le temps où, en librairie, jeune libraire de cinq ans ou presque son cadet, je lui préparais des boîtes de livres. Michel Tremblay demande, sourire en coin, s’il doit encore écrire, et la salle lui répond d’un oui unanime et le salue par une gigantesque ovation.

Anne-Marie Cadieux, Henri Chassé, Maude Guérin, Hubert Proulx et Isabelle Vincent

Cher Tchekhov est présenté au TNM jusqu’au 4 juin.