THÉÂTRE : Grandeurs et misères de la résistance

Laboratoire poison, photo: Vincent Arbelet

L’histoire ne nous apprend rien, disent les uns. C’est que nous sommes de mauvais élèves, répondent les autres. Le théâtre documentaire de la Belge Adeline Rosenstein scrute et fouille au-delà des perceptions, clichés et autres souvenirs imprécis. Dans Laboratoire poison, son microscope explore les mouvements de résistance qui ont eu cours pendant la Seconde guerre mondiale, celle d’Algérie et la décolonisation au Congo.

Laboratoire poison expose des périodes non glorieuses de l’histoire humaine mettant en cause des colonisateurs de plusieurs pays ainsi que ceux et celles qui leur résistent. La pièce fait la lumière sur des moments méconnus et d’autres oubliés que plusieurs ne souhaiteraient jamais voir remonter à la surface. Adeline Rosenstein réussit à rendre cette matière accessible avec un œil perçant et un sourire en coin, malgré qu’il s’agisse, ça et là, de véritables tragédies.

Et même si les récits se déroulent sur d’autres continents, après le visionnement d’une captation du spectacle, on peut se demander ce qu’il y a de différent entre les actions des Belges au Congo, des Français en Algérie ou de nos ancêtres en territoires autochtones, par exemple. L’autrice et metteuse en scène de Laboratoire poison décrit, dans le fond, quelque chose que nous connaissons bien, si ce n’était de notre déni du passé.

 » Quand on ne veut pas connaître certaines histoires, on ne les connaît pas, dit-elle en entrevue. Dans le système scolaire belge, personne n’est obligé de s’intéresser à l’histoire de la colonisation du Congo. On peut très bien vivre sa vie sans savoir ce qui s’est passé là-bas en s’imaginant encore aujourd’hui que les Belges étaient des colonisateurs plus sympas que les autres. »

Style documentaire novateur

Créée l’an dernier en Belgique, ce magnifique spectacle de clôture du 16e FTA utilise des stratagèmes narratifs très différents de ce qu’on a pu voir ici en termes de théâtre documentaire. Dans Laboratoire poison, des narrateurs décrivent des moments de l’histoire qui sont illustrés par une douzaine d’interprètes de façon non naturaliste et, souvent, ludique.

En fait, le style Rosenstein réactualise à la fois Brecht et le théâtre documentaire. Le jeu est totalement distancié et les émotions sont présentées parfois de façon cartoonisée. On pourrait même croire que nous sommes devant des non acteurs.

 » Il n’y a pas de volonté d’incarner les personnages, ni de restituer au sens cinématographique ou de mettre le jeu d’acteur au premier plan. Ça demande beaucoup de maîtrise de faire semblant de ne pas jouer ou de ne pas savoir jouer. On voulait mettre le récit en avant pour que le public ne perde pas le fil malgré le grand nombre d’informations. On a essayé d’inventer ce genre de langage schématique pour raconter des histoires complexes où la violence est grande en empêchant que le mélodrame prenne le dessus. « 

Il s’agit de trois histoires de résistance : celle des partisan·e·s communistes belges pendant l’occupation allemande, des résistant·e·s de gauche français·e·s au cœur de la Guerre d’Algérie et des acteur·rice·s des luttes pour la décolonisation au Congo.

Laboratoire poison, photo: Annah Schaeffer

La Palestine

Dans son précédent spectacle, décris-ravage, Adeline Rosenstein avait travaillé sur la question palestinienne depuis l’ère napoléonienne. On comprend aisément que ce genre de travail prend du temps, beaucoup de temps. Six ans pour décris-ravage seulement.

 » L’idée était de présenter des documents sans les montrer. Le public cherche ainsi dans sa cartothèque personnelle ce dont il se rappelle de ces histoires. C’est rigolo et ça désacralise les documents. Dans Laboratoire poison, le sujet est la question coloniale qui a produit plusieurs images qui ne font pas toujours honneur au réel. On ne voulait pas les diffuser ou s’en inspirer. Sans ces marqueurs historiques, pour éviter les clichés, on a cherché des documents, des historiens et des témoignages qu’on a traduits dans ce langage scénique précis et mou au sens brechtien qui est celui de pouvoir changer. »

« Parfois, poursuit-elle, on fait appel à nos imaginaires pour rendre des documents et des photos moins floues, mais toujours sous la supervision d’historien.ne.s. Quand on fait appel à notre imagination, on tente de rester dans le domaine du probable. Parfois la documentation est là, mais nous ne savons pas la lire. »

Pour cette raison, en création, la troupe effectue de nombreux allers-retours entre les scènes réalisées et des publics test. Ces témoins, spécialistes, historiens, artistes consultés font en sorte que le spectacle est vérifié et validé par ceux et celles qui s’y connaissent le plus. « C’est leur histoire en fait, pas la nôtre. Nous ne nous posons pas en artistes qui ont tout compris, au contraire. Pour moi, l’éthique est centrale, sinon on ferait de l’extractivisme. »

Laboratoire poison, photo : Vincent Arbelet

Sans pathos

La metteuse en scène souligne qu’il aurait été impossible de créer un tel spectacle toute seule. Elle dit travailler en coécriture avec des artistes de plusieurs origines, « des actrices et acteurs très forts », dit-elle, soit une multitude de regards qui apportent leur compréhension des faits. Adeline Rosenstein et sa troupe ne tentent pas de dédramatiser l’histoire, celle du 20e siècle ayant vu des horreurs innommables, mais à éviter le pathos.

 » L’émotion grandit tout de même au fil du spectacle, note-t-elle. La scène de l’assassinat de Patrice Lumumba a ému les spectateurs parmi lesquels se trouvaient des gens de la diaspora congolaise lorsque nous l’avons présentée en Belgique. « 

Laboratoire poison ne cherche pas à cacher les crimes des uns pas plus qu’à ignorer leurs effets sur les victimes des puissants. Pas question de suggérer non plus, comme aiment le faire certains politiciens, qu’il existe tout simplement des salauds dans tous les camps. Peu importe la cause, les gens qui résistent aux pouvoirs existants font preuve d’une grande force morale, même si certain.e.s en possèdent plus que d’autres, conclut-elle.

« Au delà des trahisons et des calculs, ce que je veux présenter ce sont les dilemmes auxquels on fait face quand on nage à contre-courant et qu’on refuse de se soumettre. Il faut de l’endurance pour se rebeller. Parfois ça craque dans la résistance et l’ennemi profite de ces craquelures, ce qui peut causer des dégâts dans son propre camp. Il m’importait de le dire. J’ai moi-même redécouvert quelque chose que j’avais banalisé, c’est-à-dire l’héroïsme, ou la droiture nécessaire pour traverser les tensions et les violences. »

Laboratoire poison, photo: Vincent Arbelet

Laboratoire poison est présenté dans le cadre du FTA chez Duceppe du 7 au 9 juin.

Laboratoire poison, photo: Pierre Gondard