
Ce troisième tome de Ils étaient l’Amérique est un livre testament. Avec ce que ça implique d’inachevé dans la carrière et la réflexion des deux auteurs. Un essai riche d’enseignements et de découvertes néanmoins. Durant sa vie, Serge Bouchard aura débroussaillé plusieurs pistes qu’il restera à d’autres de suivre et d’explorer.
On ne peut fermer ce dernier livre du tandem que formaient Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque, sans avoir un pincement au cœur. On sent bien que c’est leur faire une sorte d’adieu définitif. Rédigé alors que sa compagne luttait contre la mort, achevé dans le deuil de celle-ci, fait de chapitres courts, Ils étaient l’Amérique, sent un peu l’essoufflement de qui arrive au bout de sa vie. Malgré tout, il fourmille de détails intéressants et le plaisir à lire les récits du duo demeure entier. Sa finale est un peu abrupte et invite à ce que d’autres complètent le périple entamé avec eux.
Quiconque a déjà lu les relations des découvreurs que furent Jacques Cartier et Samuel de Champlain, de même que celles de certains missionnaires, trouve un réel plaisir à parcourir ce tome 3 (et dernier) de la série » De remarquables oubliés « . Car il offre une contrepartie intéressante à ce que l’histoire officielle a retenu des récits de ces explorateurs.
Une première partie de ce livre s’emploie à montrer comment s’est amorcé le mouvement qui devait conduire à la découverte du Nouveau Monde. Car on a tendance à oublier que rien de tout cela n’avait été prévu. Ce n’était certes pas l’objectif premier ni même le plus pressant de la part des nations du Vieux Monde que de découvrir un nouveau continent. Le projet de Colomb n’avait pas la cote au départ et le pauvre a eu bien du mal de convaincre une nation de la valeur de son projet d’aller vers l’ouest. L’Europe était plus intéressée aux efforts faits pour contourner l’Afrique. Car les Turcs et les Arabes formaient des obstacles à une libre circulation de biens devenus alléchants.
Ce qui explique l’entêtement de Colomb à croire être arrivé en Asie; jusqu’à sa mort, il se voit comme le découvreur d’une nouvelle voie vers les Indes, non comme celui ayant marché sur des terres nouvelles. Ceux qui viennent après lui sont peut-être moins naïfs, mais c’est de peu. On cherche des pays magiques, des sources de Jouvence et on s’égare parfois sur des chemins sans issue qu’on s’obstine à suivre au détriment de toute logique. Surtout, surtout, on veut s’enrichir à tout crins. Ce sont là les visées brûlantes des Espagnols, ainsi que nous en convainc Serge Bouchard. Cela explique, mais ne cautionne en rien, l’hécatombe qui en résultera.
Épopée française
La seconde partie de cet essai nous touche de plus près. C’est là que commencent les récits de l’épopée française au nord des Amériques. Mais c’est par son envers que cette histoire est abordée. C’est comme si tous les silences, tous les points d’aveuglement de ces découvreurs se trouvaient à être remplis par ce que proposent Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque. En effet, ce n’est plus une histoire partant de leur point de vue qui se déroule devant nous.

On constate d’ailleurs, à le lire, que celle que nous connaissons est pleine de trous et d ‘omissions. Ce n’est pas voulu, certes, mais c’est le résultat d’une ignorance fondée sur un manque de considération et de la curiosité la plus fondamentale. Dans ces récits que nous connaissons et que nous ont laissés les arrivants, il n’est jamais question d’autre chose que de la perspective européenne de ceux qui ne savent évidemment pas, au départ, jusqu’à quel point ils ont affaire à un monde inédit. Une perspective de gens à la recherche des richesses à exploiter et qui ne pensent jamais à autre chose qu’à tirer parti des terres et des lieux qu’ils explorent. Ceux qui sont déjà là, en ces terres, sont à peine un encombrement, un détail dont il est peu fait de cas. Pourtant, ces migrants du Vieux Monde ont d’emblée et auront longtemps encore maille à partir avec eux.
Ce sont maintenant les arrivants qui sont au second plan sous la plume des deux essayistes. Toute l’emphase est ainsi mise sur les réactions des Autochtones devant ces gens qui leur paraissent souvent agir comme des malotrus. Ils s’indignent devant la croix plantée de Jacques Cartier à Gaspé dont ils devinent bien la signification et devant bien d’autres comportements, incompréhensibles pour eux, tant leur échappe la logique de ces gens âpres au gain et à l’appropriation. Ils auront des sorts parfois glorieux. Parfois funestes. Ainsi peut-on ici penser au cas de Donnacona, littéralement kidnappé par Cartier, présenté peut-être somptueusement au Roi de France, croisant Rabelais et mort d’ennui assez misérablement, croit-on, quelque quatre ans après son arrivée en France. Mais d’autres suivent, aux noms exotiques et si sonores; d’autres qui méritent mieux que la place que l’histoire a consenti à leur donner. Ils se nomment Anadabijou, Membertou, Tessouat, Kondiaronk.
Ceux-là sont ainsi au centre de ce dernier essai. Ils essaient de d’adapter, de comprendre, de retarder même une marche qui semble inexorable, un sort qui semble inéluctable. Tessouat, pour un, est une épine constante aux pieds des Champlain et autres. On est encore au temps, avec lui, de la grandeur des Autochtones du Canada, désireux de tirer leur épingle du jeu, essayant de profiter de la situation et de tempérer les ardeurs des conquérants. Employés à contrer un projet colonialiste qui se cache sous des alliances et qui ne s’avoue pas encore clairement tel, faute d’un soutien solide de la France, ces gens semblent bien deviner que tout cela annonce des bouleversements dont ils feront les frais.
Au sortir de ce livre, on sent bien qu’il représente une entreprise de savoir qui n’est pas finie, que Serge Bouchard n’a pu qu’amorcer et que bien des choses demeurent à dire et explorer de ces temps et sur ces premiers habitants de notre terre. Espérons que cela continuera ! Il nous manque, ce vieil ours, mais l’impulsion qu’il a donnée à tout un pan de connaissances à acquérir demeure, elle!
Serge Bouchard, Marie-Christine Lévesque
Ils étaient l’Amérique
Lux éditeur, Collection « Mémoire des Amériques », 2023
280 pages