LITTÉRATURE: L’arnaque nommée famille

Sylvie Laliberté est une artiste devenue écrivaine. Lorsqu’elle se tourne vers le récit, en 2007, elle a déjà une bonne feuille de route. Performances, photographies, dessins, spectacles et chansons, elle a traversé bien des médiums et des genres en sachant conserver le cap l’amenant à développer un univers singulier. Entre tous ces modes artistiques, elle a tenu le coup, comme une équilibriste sur un fil qu’elle s’est plu à garder ténu. Publié chez Somme toute, J’ai montré toutes mes pattes blanches je n’en ai plus est son cinquième récit.

Depuis les débuts de Sylvie Laliberté, on se demande : Est-ce une enfant qui se fait philosophe ou une philosophe qui se cache derrière un regard d’enfant? Sans doute, est-ce ici, dans ce livre, que l’on est le plus près de comprendre ce qui lui a valu d’être celle qu’elle est.

Dans son deuxième récit, elle avait levé le voile sur un pan de sa vie de famille. Y était racontée l’incarcération, ici même, au Canada, de son grand-père dans un camp d’internement, lors de la deuxième guerre mondiale. C’était une décision politique prise à titre préventif et sur la seule base de ses origines italiennes. Aujourd’hui, ce serait perçu comme du profilage ethnique. La honte ressentie par sa mère a ainsi teinté toute l’enfance de l’artiste, comme celle aussi de son frère.

Son cinquième récit s’ouvre justement sur la mort de celui-ci. C’est à lui que la narratrice s’adresse, lui dont elle doit s’occuper. Car les morts exigent aussi que l’on s’en occupe, même si cela peut sembler être en pure perte. « T’es mort! », lui dit-elle, comme s’il devait être renseigné ou comme si elle devait s’en convaincre. La dernière éventualité est bien réelle. Ces deux-là, on l’apprend peu à peu, ont eu bien besoin de s’appuyer l’un sur l’autre pour survivre à leur famille. On sait déjà d’où pouvait venir le drame intime de la mère; il nous reste à apprendre celui du père.

Notre recension demande ici une petite parenthèse. Sans être un fan absolu, j’ai suivi, quoiqu’un peu de loin, la carrière de cette artiste et je connais bien son style et sa démarche. M’a toujours séduit surtout le ton, inimitable qu’elle offrait, de pièces en pièces, de performances en œuvres visuelles, de chansons en romans. Mais je n’ai jamais senti, comme je le fais maintenant, quelle tranquille et corrosive intranquillité elle pouvait cacher.

Ô frère!

« T’es mort, mon frère! »

Évidemment, commencer un récit par le fait de découvrir son frère mort n’est certes pas un gage de légèreté. Pourtant, le ton est quand même là, un peu naïf, un peu guilleret. Car elle ne cessera de s’adresser à lui tout au long du récit. Ne lui a-t-elle pas lancé un « salut mon frère! » alors que les ambulanciers sortait celui-ci, sur une civière, de son appartement, avant de s’échiner à lui acheter, comme elle dit, des funérailles? Elle ne cessera de revenir à cette réalité que n’existe plus de ce ‘nous deux’ à avoir vécu ce qui a été vécu. Est parti celui qui lui permettait de tenir, qui lui a tant permis de tenir.

Car il le fallait pour pouvoir traverser l’épreuve d’avoir un père atteint de maladie mentale. Il fallait tenir le coup et savoir s’afficher comme famille normale, cachant les comportements délirants de cet homme, tour à tour, mais tardivement, diagnostiqué de dépression, maladie affective bipolaire, psychose maniaco-dépressive, schizophrénie.

On s’apitoie sur le sort de ce pauvre homme, encore vivant aujourd’hui, facétieux mais oublieux de tout, autrefois grand fomenteur de théories à saveur mathématiques sur tout et tous. Ce père qui avait le grand pouvoir de dissoudre la réalité et de faire vivre cette dissolution, jour après jour, à son entourage immédiat.

Mais on comprend surtout comment est venue à Sylvie Laliberté cette attitude si singulière, le regard qui lui est propre. Il lui a fallu jouer à être normale, à ce que rien ne paraisse de ce qui se passait chez elle, à être partie prenante de l’idée d’une famille beaucoup plus que d’une famille réelle. À être, avec son frère, complice et victime d’une arnaque qui s’appelle la famille de la classe moyenne, cherchant à cacher l’anormalité de leur vie. 

Elle avoue avoir découvert bien tard que, contrairement à elle, les gens ne devaient faire aucun effort particulier pour vivre. Alors qu’elle doit toujours s’appliquer, souvenir d’un temps où toutes les occasions sociales en compagnie du père demandaient un effort surhumain.

Aujourd’hui, elle reste le seul témoin de cette époque et de cette douleur, seule à aller voir son père, cherchant, comme elle l’écrit, à lui offrir, ce qu’elle et son frère n’avaient pas, à celui qui ne le leur avait pas offert.


Sylvie Laliberté

J’ai montré toutes mes pattes blanches je n’en ai plus

Éditions Somme Toute

200 pages