
« La parole passe à travers le miroir. Votre fille qui était muette ne l’est plus. Après la parole empêchée, le flot irrépressible peut advenir. » Ainsi débute… Écrits au noir de France Théoret en 2009. Toujours aux Éditions du remue-ménage, La forêt des signes procède des mêmes « réflexions passionnées » de la poète-essayiste-romancière qui poursuit sa quête de vérité à travers une vie d’écriture, portée par l’expérience des femmes à peine sorties de la forêt noire du mépris.
D’où elle vient, où elle va, ainsi que les chemins empruntés, sont au cœur des écrits récents de France Théoret. La forêt des signes c’est la poursuite d’une trajectoire consciente, constante et conséquente. Une réflexion en mouvement qui essaie de comprendre, de se comprendre. De (s’)expliquer une vie s’inscrivant dans l’histoire du féminisme au Québec. Ce livre est une autre preuve de la nécessité que la révolution des femmes pour le bien de l’humanité.
« Je souhaitais de plus rendre le délire féminin, aller vers l’illisible. Je croyais que les femmes pouvaient écrire des choses nouvelles, dans des formes nouvelles », décrit-elle. Son œuvre en fait la preuve. L’innovation au féminin reste aujourd’hui à l’avant-plan de la littérature québécoise. Lui est redevable à elle et à ses consœurs Nicole Brossard et Louise Dupré, notamment.
Comme témoin de l’immense essor de la littérature québécoise, France Théoret peut affirmer, comme son amie disparue Louky Bersianik, que « tout reste à inventer ». En tant que femme du 20e siècle, elle écrit surtout sans utiliser imparfait. Cela donne à la fois une idée du chemin parcouru, mais également de ce qui reste à accomplir.
Mais si le passé de l’autrice s’écrit au présent dans La forêt des signes c’est que les choses n’ont, dans le fond, pas encore assez changé. La langage, en écriture poétique ou romanesque, peut toutefois avoir des conséquences dans la vie réelle. France Théoret en a fait l’expérience au cours de toute son existence.
« J’entends par La forêt des signes à la fois l’impénétrabilité de la réalité et l’invention formelle d’un déchiffrement par les mots. […] Mon approche du langage : les mots changent la vie. »
D’où elle vient
On l’a vu dans son roman en partie autobiographique, Le théâtre de Dieu, France Théoret vient d’un milieu conservateur dans lequel le patriarcat prenait toute la place. En quête d’absolu à cette époque, l’écrivaine aura failli devenir une adepte du « créateur ». Le padre, père de famille ou prêtre, dominait la pensée et la vie des femmes.
D’hier à aujourd’hui, le machisme, le sexisme et la misogynie sont les formes diverses d’un même enjeu de pouvoir et de contrôle masculin. L’écriture des femmes se mesure donc à « la violence subie » qui peut prendre la forme de harcèlement psychologique, de viol, de féminicide.
Comment penser quand on est femme ?, demande-t-elle. En résistant et en persistant. Sa vie représente une suite de combats à mener en passant du « corps qui subit » à celui qui s’appartient en propre. Que ce soit en posant des gestes, en déposant une pensée, autant individuellement que collectivement.
« Je n’ai pas revendiqué mon corps. Je n’ai pas exigé un corps pour moi. Je scandais le corps solidaire. Anonyme, cette histoire de corps était sans nom et sans identité. En toute fin de parcours, un corps pour soi.
Une nouvelle avant-garde était apparue. »
Les mots
Encore faut-il les mots pour le dire. Éprouvant l’ivresse de parler sans détour, son féminisme ne vient pourtant pas de la révolte, mais d’une décision bien ancrée, après mûre réflexion. Elle parle du monde des femmes par opposition à celui des hommes en utilisant un langage neuf pour transformer la situation sociale de ses sœurs, en faire enfin des sujets.
Ici et là, les pistes apparaissent. D’abord, « l’écriture n’a pas à être dévorée par des raisonnements », soumet-elle. Aussi, son « écriture ne faisait pas propre et ne fait pas propre ». Puis encore: « Je n’écris pas pour communiquer. Je cherche à ébranler la réalité. »
Langue directe, en toute franchise et sans enjolivures, voilà la parole de France Théoret. Une écriture au « je » qui ne se cache pas, ni de cherche d’excuses pour exister, vibrer, exploser. » Je tremble de l’intérieur, certaines fois si férocement que je crois m’en déraciner les dents. «
Émotions
Dans une carrière axée sur la recherche sincère de vérité(s), les émotions peuvent affluer, déborder. L’autrice n’affectionne pas les effusions, même si elle reconnaît que ces émotions existent. Pour le bien, mais parfois, pour le pire.
« Écrire sur des moments de ma vie permet d’éliminer la complaisance. Je dis du mal de moi. Cela relève d’une longue histoire d’emprise et de cruauté. Je ne souhaite plus écrire ainsi. Pour autant, je n’en ai pas fini avec la cruauté. »
« Charge mentale », l’émotivité la rend prisonnière, ce qui lui fait dire que » la liberté est inexistante dans ma vie ». L’autrice refuse cependant la complaisance ou l’apitoiement. Envers et contre tous, cette forêt n’est pas jungle luxuriante, mais plutôt habitée d’éclaircies offertes par une pensée sans compromis. Les aveux deviennent d’autant plus émouvants.
« J’ai la capacité. de dire avec peu de mots, certes. Ce qui signifie que je ne développe ni n’éclaire mes idées. J’ai constamment eu des sentiments contradictoires parce que ma parole est atteinte. Si je ne dis pas rapidement, en quelques mots, personne ne m’écoutera. J’ai appris récemment que je serais une femme hésitante. Hésiter en prenant la parole, je le fais depuis mon enfance. Parole coupée. Cela transparaît du fait que le monde ne m’appartient pas. Rappel à l’ordre : je dois faire semblant comme le font les femmes depuis leur appartenance réelle ou fictive au monde. J’ai longtemps bégayé devant ceux et celles qui se nommaient les autorités. Il reste des traces de bégaiement. Mes hésitations quand elles existent sont des bégaiements. Rien d’autre. »
Une chose est certaine, c’est « qui dit féminisme dit s’en sortir. Une lutte contre l’enlisement est intrinsèque à la pensée ». L’autrice ne cède pas, n’abandonne pas. Elle n’a jamais cessé d’apprendre de la lutte des femmes, brisant ainsi le cycle de l’aliénation délétère . « Le féminisme est un faire. »
Avec La forêt des signes, en plus de remonter le cours de son écriture, France Théoret nous offre un vade-mecum pour toute personne souhaitant créer à partir d’une langue assumée, renouvelée, libératrice.
« Me délivrer des interdits, des tabous du langage. Chasser les autorités, leur tutelle. […] Le corps est un poids. L’art d’écrire conjugue la présence de qui écrit. Un tracé reconnaissable, une marque objectivée de soi, voilà ce qui constitue de l’art. »
France Théoret
La forêt des signes
Éditions du remue-ménage
122 pages