
Pendant que le débat fait rage sur la cession ou non du territoire de l’île de Montréal aux Européens au 16e siècle, l’anthropologue Roland Viau lance de nouvelles et intéressantes hypothèses dans son plus récent essai : Gens du fleuve, gens de l’île. Hochelaga en Laurentie iroquoienne au XVIe siècle. L’histoire est toujours à réécrire, dit-on, surtout d’un point de vue du mode d’occupation et du concept de propriété du territoire.
Roland Viau est l’auteur de quelques livres portant sur l’histoire autochtone de notre coin de pays. Intéressé tout particulièrement par les relations interculturelles, aux origines et aux fondements du pouvoir, aux rapports sociaux entre les sexes et aux diverses formes de violence, il a publié Enfants du néant et mangeurs d’âmes. Guerre, culture et société en Iroquoisie ancienne en 1997 et Amerindia. Essais d’ethnohistoire autochtone en 2015. Avec ceux-ci, il s’est vu gratifié du Prix littéraire du Gouverneur général dans la catégorie « Essai ».
Il est aussi l’auteur de Femmes de personne. Sexes, genre et pouvoirs en Iroquoisie ancienne et de Du pain ou du sang. Les travailleurs irlandais et le canal Beauharnois, portant cette fois sur l’histoire de la construction du Canal Lachine et d’une révolte d’ouvriers dont on parle d’ordinaire assez peu.
On serait tentés de ne lire ce livre qu’en y voyant ce qui touche au débat actuel concernant le bien-fondé de l’affirmation visant à reconnaître que Tiohtià:ke / Mooniyang / Montréal occupe les terres d’un territoire non-cédé. Avis aux intéressés : cet essai est bien plus que cela!
Avec Gens du fleuve, gens de l’île, l’auteur s’essaie à une description de la bourgade que vit Jacques Cartier lors de son premier séjour et, surtout, de l’environnement et des conditions de vie de ceux qui y habitèrent. Ainsi commence ce travail, qui se transforme bien vite en une sorte d’enquête, très sérieusement menée, mais dont l’auteur nous dit bien qu’elle prend la forme d’une hypothèse.
L’enjeu est de chercher à répondre à une question fort simple. Entre cette arrivée de Cartier et le retour en ces terres des Français, sous la gouverne d’un Champlain qui ne trouve plus rien de ce qu’a pu voir le Malouin, que peut-il bien s’être passé? Question centrale à laquelle l’essayiste tente de répondre.
C’est à partir d’une lecture minutieuse des écrits de Cartier, se concentrant particulièrement sur le voyage fait en compagnie de Roberval, que l’anthropologue examine attentivement l’hypothèse du choc microbien, sans doute amorcé dès le premier voyage. Il y a en effet de brefs passages où il semble bien être question d’une maladie, autre que le scorbut, qui affecterait les Autochtones, surtout lors de ce troisième voyage de Cartier. Ce qui est logique puisque le contrecoup de la présence des Européens sur le territoire ne peut être ressenti qu’après un certain laps de temps et une certaine régularité de fréquentation.
Évidemment, dans les écrits attribués à Cartier, on s’arrête surtout sur la mal portance des Français, mais on y voit bien, au détour de certaines pages, que les hôtes sont aussi affectés. Est-ce qu’on pourrait y voir là le début de quelque chose qui ressemblerait à une pandémie ? Cette infection aurait ainsi contribué à affaiblir considérablement la nation, qui n’aurait eu d’autre choix, après peu, que de plier bagage, amenée qu’elle eut été à quitter un secteur un peu trop contesté.
Certains opposent à cela le fait que ces Iroquoiens avaient coutume de migrer. Mais ils ne le faisaient jamais très loin, surtout d’une terre aussi fertile et d’un carrefour aussi central et aussi bien servi par les cours d’eau environnants. Alors maladie ou exil forcé ? Ou bien maladie et exil forcé, la première hypothèse appelant la seconde… ?
La question reste irrésolue. Mais on voit bien que c’est entre 1583 (ou 1585?), date du voyage de Jacques Noël, petit-neveu de Cartier, et 1603, celle du périple de Champlain, que cette « disparition » aurait eu lieu. Pour en arriver à savoir qui étaient en réalité ces Hochelaguiens, il faut se livrer à des conjectures, obtenues par induction et croisement de données diverses, de diverses sources, en plus.
Au final, grâce à ces preuves de deuxième main, je dirais, car rien ne nous est offert de sources sûres et directes, l’auteur en vient à une hypothèse. Ceux qui pourraient finalement se présenter comme les descendants de ces habitants seraient les Onontchataronons, groupe composé de natifs algonquins de la vallée de l’Outaouais et d’une partie du groupe éclaté des ex-habitants d’Hochelaga.
Voilà de quoi nourrir enjeux et controverses autour de la déclaration aujourd’hui populaire de « territoires non-cédés » ! Remarquez bien que, pendant que l’on débat de cette ascendance, au sujet de laquelle bien des choses demeurent à découvrir, la situation des Autochtones au Québec ne s’améliore pas.
Quand on y pense un peu froidement et sans parti pris, il faut bien convenir que c’est le Canada tout entier qui peut apparaître comme un territoire non-cédé. Ce Canada dont la part d’origine commence ici au Québec, ce fait expliquant sans doute, entre autres raisons, pourquoi le débat est si animé. En plus, le sentiment nationaliste québécois, en partie fondé sur la préséance des Canadiens-français en ces lieux, s’en trouve ébranlé dans le fondement de ses indignations.
À ceux qui s’offusquent de cette formule employée, il faut proposer une alternative plus juteuse et peut-être moins controuvée. Que pensez-vous de « territoire usurpé »?
Roland Viau
Gens du fleuve, gens de l’île. Hochelaga en Laurentie iroquoienne au XVIe siècle
Éditions du Boréal, Collections Essais et documents, 2021
376 pages