FTA: La violence ordinaire

Eve Pressault dans Le virus et la proie, photos: Christine Bourgier

En avoir ou pas, du pouvoir ? Le virus et la proie de Pierre Lefebvre est un texte coup de poing qui aborde toutes les formes de pouvoir. En long et en large, du plus grand au plus petit. Cette dénonciation de la violence et des injustices a fait l’objet d’un entretien l’an dernier avec son auteur que nous reproduisons ici. La pièce est présentée du 27 au 31 mai dans le cadre du 16e FTA.

Dans Le virus et la proie de Pierre Lefebvre, une voix de démuni, défavorisé ou autre déclassé interpelle Monsieur. Cet Homme en majuscule n’a pas de nom ni de fonction. Ce pourrait être un politicien, un général de l’armée, un avocat, un homme d’affaires. Monsieur, c’est le pouvoir.

Toujours en quête d’humanité, Pierre Lefebvre n’en fait pas tout à fait une cible comme un exemple de ce qui va mal dans le monde, ce qui cause les injustices, les dérives, les violences. Ce Monsieur, en tout cas, est un proprio, pas un cassé, pour faire référence au livre Confessions d’un cassé du même auteur. Son vis-à-vis, qui lui écrit une lettre, n’a pas de pouvoir.

 » L’une des idées politiques qui me préoccupent, c’est l’impossibilité d’avoir un dialogue entre les gens de pouvoir et ceux qui n’en ont pas, que ce soit des politiciens ou Jeff Bezos. Quand Philippe Couillard justifiait son budget d’austérité, il disait que les agences de cotation qui lui liait les mains. Si les gens qui nous représentent ne sont pas « libres », il faut comprendre à quel point, nous ne le sommes pas non plus. Ça m’apparaît un des enjeux les plus importants aujourd’hui. »

Et le pouvoir, disent les philosophes, ne s’exerce jamais sans une forme ou une autre de violence. Le pouvoir étant différent de l’autorité bien entendu. Josée Yvon et Gaston Miron ont fait autorité en poésie, mais si pouvoir il et elle a eu, ce n’était pas celui des « élus » dans quelque domaine que ce soit.

« Le pouvoir, s’impose, explique l’écrivain qui se dit pessimiste à court terme et optimiste à long terme. Dans le pouvoir, il y a quelque chose de la reconduction de soi-même. Les révolutions changent les cadres, mais le pouvoir va s’imposer quand même, un peu comme la force tranquille de l’eau. Une digue est toujours à recommencer. »

En ces temps incertains de pandémie, le pouvoir reste clairement dans les mains du Nord par rapport au Sud, dans les pays riches versus les pays pauvres. Le virus, pourtant, n’a que faire du pouvoir, le sien étant presque infini, ce que suggère le texte.

Pierre Lefebvre, photo: NTE

« C’est comme ça avec la structure du monde actuel et, encore plus, dans le cadre de la mondialisation qui découle des idées libérales et néolibérales. Quand on délocalise une usine ici parce qu’ailleurs les travailleurs acceptent d’être payés 3 $ l’heure, qu’arrive-t-il au désarroi et à la colère ressentie ici. À l’inverse ici on va faire la fête après deux doses de vaccin, mais qu’arrivera-t-il aux gens qui vivent dans les pays sans moyens et infrastructures pour vacciner en masse. Si des pays sont si pauvres c’est parce que la structure du monde l’exige. »

Imaginaires

Le pouvoir est donc aussi une question de conception du monde et d’imaginaires.

« La conception de la réussite de François Legault c’est de s’assurer que tout le monde puisse faire le party à Noel. Que les gens meurent toujours au Brésil ou en Inde à cause des variants, ça ne rentre pas dans sa conception des choses. Jusqu’à temps que le variant se rende ici. C’est terrifiant parce qu’il impose son imaginaire et on l’intègre tous et toutes plus ou moins. »

Pierre Lefebvre compare cet imaginaire caquiste délétère au conservatisme prôné par le président Ronald Reagan et la première ministre Margaret Thatcher dans les années 80. Celle-ci insistait pour dire que les alternatives au pouvoir capitaliste n’existent tout simplement pas.

« Cet imaginaire nous dit : « vous n’avez pas le droit d’imaginer autre chose ». Pareil pour Lucien Bouchard et son groupe des lucides avec leur manifeste dans les années 90 . C’est d’un violence inouïe : « si vous n’êtes pas d’accord avec notre vision du monde, vous délirez ». On en revient à la question du texte, soit le refus de discuter avec quelqu’un qui n’a pas le pouvoir. Idem, en 2012, quand Raymond Bachand disait, à propos des étudiants qui menaient le combat de la gratuité scolaire, « ces gens-là ne croient pas au capiatlisme » sur le ton de « ils ne croient pas que la terre est ronde ».

Les gens de pouvoir se réclament de la raison et du calcul mathématique et/ou économique pour imposer leur agenda et rester en place.

« Quelqu’un incapable d’imaginer qu’on puisse vivre dans un système autre que le capitalisme, c’est un problème d’imagination. Le capitalisme n’est pas né avec l’émergence de l’être humain sur terre. Les états-nations, c’est arrivé au 19e siècle. Avant, il y a eu beaucoup d’autres façons de s’organiser en société. Mais ce n’est pas l’imaginaire auquel on réfère. Avoir le pouvoir c’est la capacité de rendre concret un imaginaire. »

Faire peur

 Tania Kontoyanni, Alexis Martin, Etienne Lou et Eve Pressault dans une mise en scène de Benoit Vermeulen

Malgré les discours victimaires des nationalistes identitaires et/ou frileux ou autres conservateurs cachés derrière leur rhétorique simpliste qui voit partout des islamo-gauchistes et des Wokes, l’imaginaire au pouvoir reste le leur. Et ce, depuis longtemps.

« Quand j’étais petit, je ne connaissais rien aux médias, mais en écoutant les discussion d’adultes, j’avais peur des communistes. Même si je n’en avais jamais vus. Même chose aujourd’hui, selon la famille dans laquelle il vit, un petit garçon aura peur des wokes, même s’il ignore pourquoi. »

Le dialogue semble impossible entre des gens qui disent parler au nom de la raison tout en refusant de voir la déraison de certains de leur propos.

« Raison-déraison, ça marche ensemble. C’est comme un gâteau marbré. On ne peut pas faire une tranche de vanille et une autre de chocolat. Les deux viennent ensemble. Comment peut-on s’entendre si on se nie les uns les autres ? Il va falloir trouver une façon d’instaurer un dialogue. »

Pour contourner cette logique d’affrontement, celui qui n’a pas de pouvoir pourrait alors penser, comme l’analyse la pièce, qu’au lieu de grossir ou de grandir, comme le dicte la logique de croissance économique, il devrait peut-être rapetisser à l’infini.

« C’est peut-être aussi de trouver un autre langage. L’affrontement est au niveau des imaginaires. C’est là que la langue et les arts peuvent devenir importants. Ils proposent d’autres métaphores que celles du pouvoir. Si on arrivait à penser avec d’autres mots et d’autres images, peut-être que la réalité prédateur/proie ne tiendrait plus. Ceci dit, on vit dans une économie de prédation que ce soit des matières premières ou des gens et ça vient aussi d’un imaginaire. »

Rapetisser

Dans son texte, le paumé de l’histoire raconte comment le film américain The Incredible Shrinking Man l’a inspiré pour écrire à Monsieur. Son imaginaire peut alors croire à un renversement de l’équation. Question que le pouvoir devienne la proie du virus…

« C’est un des premiers films qui m’a donné un vertige métaphysique, se rappelle Pierre Lefebvre. Quand on comprend à la fin que l’homme va continuer de rapetisser pour en arriver au niveau de l’atome, à l’âge 10 ans, ça m’a complètement bouleversé. En le revoyant à 30 ans, l’émotion était encore intacte. »

L’auteur se demande donc si ce n’est pas un virus qui, dans le fond, pourrait venir à bout de l’homme de pouvoir, celui qui se voit si grand qu’il ne voit plus les plus petits. Il aime dire qu’au Moyen-âge, les Chrétiens affirmaient qu’il était péché de faire des intérêts puisque cela nécessite du temps et que le temps appartient à Dieu. « Je ne dis pas qu’il faut revenir à ça, c’est juste pour dire qu’un imaginaire c’est puissant. »

La langue et l’imaginaire représentent à ses yeux de vrais lieux de combats. Mais étant donné notre époque apolitique, il sera difficile de faire tourner le paquebot capitaliste.

« La façon dont on se représente les choses, c’est un geste politique. S’arracher à l’influence de l’imaginaire du pouvoir, c’est aussi un travail politique. Pourtant, travailler dans l’imaginaire c’est jouissif. Il y a une grand part de plaisir dans le fait de créer des images. »

On le conçoit très bien à voir la popularité de certains chroniqueurs qui prennent plaisir au pouvoir accordé par leur tribune. Et ceux-là, et les médias qui les supportent, et les pouvoirs en place, d’encourager ce qu’ils appellent le « retour à la normale » depuis des mois maintenant.

La normalité de leur pouvoir. Sans interruption. Sans changement. La raison du plus fort face à ses déraisonnables proies et virus.


Le virus et la proie est présenté à Espace libre du 27 au 31 mai dans le cadre du 16e FTA.