
Un grand livre. Percutant, bouleversant. De ceux qu’on peut lire et relire en y cueillant de nouvelles vérités à chaque fois. Un livre sur le ici et maintenant. Il procède d’une hybridité des genres littéraires pour mieux englober son sujet vaste comme un trou noir. Ce qui n’est pas Rien du tout, malgré l’humilité du titre, paru chez Mémoire d’encrier. Un trou noir peut aspirer l’univers entier, concentré ici dans une superbe plume. Olivia Tapiero nous éblouit avec ce livre où interviennent le récit, l’essai et la poésie.
AVERTISSEMENT: Ce texte comprend beaucoup d’extraits puisque Rien du tout est l’un des livres les plus remarquables qu’il nous ait été donné de lire récemment. Voici une œuvre qui parle beaucoup mieux que tout ce que peut en dire un critique. Nous préférons vous en avertir.
Olivia Tapiero et son livre ne sont pas « rien du tout ». Avec ce titre, on se demande d’ailleurs s’il n’y aurait pas un habile subterfuge pour intriguer, puis nous secouer et nous laisser pantois. Mais on sort de ce livre en sachant très bien que ce discours se doit d’exister. Il n’y a pas de compromis ni de faux-fuyant dans Rien du tout. C’est un traversant, un englobant, un splendide va-tout. L’autrice dit vouloir tenir la mer dans mon regard sans jamais faire le deuil des rives.
Cette écriture de soi, serait-ce le « rien » du titre comme le laissent entendre certains passages plus sombres, tente justement de dire tout ce qui importe dans le moment présent. Olivia Tapiero ne nous épargne rien. Elle écrit pour ne pas consentir, s’agenouiller ou se nier elle-même. Résolument féministe, l’autrice se place en marge de l’hypocrisie des puissants et des discours dominants, qu’ils soient masculins, politiques ou économiques. Ce qui revient souvent au même. Elle s’adresse aux hommes qui assiègent les villes et les femmes.
De façon directe, crue et hyperréaliste, notamment, elle décrit : « mes paumes suent pressées contre la brique les mains de l’agent de police me tâtent son collègue répète vous êtes certaine que vous êtes née ici ? à côté mon plan cul un blanc british sans visa sourit en coin ils ne lui demanderont rien l’agent continue fouille ma peur la palpe se délecte »
Elle dénonce aussi le fascisme ordinaire qui se cache derrière un sourire accueillant. Et décrit l’aliénation excluant les femmes, surtout issues de l’immigration, qu’on force à être heureuses et blanches, le plus possible.
« Permets-moi d’interroger ton hospitalité, d’y soupçonner une transaction. Permets-moi de chier sur tes provinces, tes refrains, ta lâcheté, les petits nazis qui se réchauffent les mains dans l’église historique de ta capitale pendant que tu épilogues sur la démocratie, les gouvernements minoritaires, la grande culture. Permets-moi de chier sur ton ratage, ton ambition, ton anxiété linguistique, tes tests de valeurs et tes yeux bleus comme la mort. Dans ta géométrie, qui est celle du monde, ma survie est une menace qu’on garrotte vite, comme un caprice d’enfant. »
Femme
Les féminicides continuent, les violences se poursuivent, la négligence néglige et l’indifférence reste indifférente. Olivia Tapiero le sait et le dit. Elle a les outils de sa colère, des mots qui tranchent, mais qui cherchent aussi au-delà du mépris. Ses fragments contiennent souvent le dur et le doux, le désespoir profond et un sursaut de lumière dans un même paragraphe. En ce moment de l’histoire qui ressemble trop aux précédents, il y a quelque chose de beau et fort dans le fait d’affirmer ainsi.
L’autrice regarde également plus loin que dans les marécages humains. Dans l’intime, il y a des plaques organiques qui s’entrechoquent puisque « tout se révèle en s’abimant ». Même si elle dit avoir peur de ce qui pourrait la « situer », donc la figer à jamais, elle tente d’approcher ce qui est central en elle. Dans son universalité, cette quête est profonde, elle sème et cueille à la fois.
« Ma vie entière aura été cette recherche d’une dissolution, car c’est ainsi que se révèle le cœur des choses : la bouche dévore la chair du fruit, la décomposition le ramène à la terre. C’est ainsi qu’apparaît le noyau. »
Dans le fond, Olivia Tapiero souhaite ne renoncer à rien, même si la mort reste là, tout près, aux aguets. Comme une raison de continuer à vivre effrontément. De la fin, le début.
« J’ai longtemps voulu mourir. Tous les jours je pensais à la mort. Ce matin, j’ai regardé la mer et j’ai su, dans mon ventre, que cette mort rêvée était une manière de tracer les contours de mon corps. Une scission pour naître. » …
Amours
… Et aimer. Des amours déçus, déchus, décevants. L’amour prenant toute la place parfois. Peut-être est-elle cette jeune femme qui aime trop de « cet amour excessif, étouffant, un raz-de-marée qui m’effraie au point où je reste tétanisée dans la même pièce pendant des jours, sans rien amorcer, pour que tout demeure prégnant, comme gonflé de lumière. »
Ainsi, les trous noirs qu’elle explore ne sont pas plus vides que les riens dans le grand tout. Olivia Tapiero réclame sa part d’absolu comme de vide, avec raison, et non sans humour, tout aussi noir qu’on voudra le voir. Parce que, oui, les hommes savent être risibles.
« Les diagnostics ne me consolent plus. Je lis, quelque part, que le vide est une chose bourgeoise. Plus tard je comprends que le vide n’a de valeur qu’à partir du moment où c’est un homme qui le parle – préférablement un humaniste mou qui a reçu une subvention pour écrire un livre de 500 pages, une épopée cosmopolite islamophobe ou un roman sur la mélancolie d’un prof de CÉGEP, une idée de la littérature québécoise. Une amie me prévient : nous autres, on est privées de métaphysique. »
Cette femme appelle la liberté. La sienne, d’abord. Dans toute sa complexité, sa grandeur d’âme et de peines, son envie d’embrasser ou de laisser tomber, de revenir à la charge ou de simplifier. Mais elle ne parle jamais qu’en son nom seul.
« Il y en a toujours une, la mère ou la fille, qui finit par payer. La concavité me précède – celle des affamées et des orphelines. Il est temps à présent de me soustraire à la lignée des trouées, des martyres, des mères-sacrifices, des colonisées, des anorexiques et des exilées. Il est temps à présent de reconnaître, dans mon cri, la confiscation qui me lie à celles dont les colères sont l’appétit du monde. »
Poésie
Si l’on considère le parcours d’Olivia Tapiero qui va du roman au fragment et à la poésie, Rien du tout ne peut pas la définir et l’enfermer dans une seule idée ou image. C’est un livre qui cherche le débat, nous tendant le micro pour opiner à notre tour. On y trouve beaucoup plus qu’un rien de départ. Ces petits riens qui finissent par tracer un profil d’autrice inquiète, mais visionnaire. Tournée aussi bien vers le passé que le futur. On sent qu’elle reconnaît un avant elle, celui de son nom, de l’immigration et d’autres douleurs.
« Des chants anciens, des ondes de choc me traversent, traduisent le trou juste sous le cœur, prêt à l’avaler. L’excavation d’une musique profonde me ramène à mon anonymat. Je suis la matière, sa dissolution, son débordement. Comme tout amour je nais d’un spasme premier, d’un battement entre le manque et l’excès.«
Entre rien et tout, encore une fois. L’univers, les trous noirs, la vie sont si vastes qu’on peut bien se sentir tout petit·e·s parfois. Presque rien. L’enfer c’est les autres… surtout ceux qui mettent les obstacles, les murs, et qui en rajoutent en mépris et en blessures.
» chaque amour perdu dessine mon corps comme une terre d’exil je me sculpte dans l’espace négatif de ta parole je demande le privilège d’adopter le rythme des arbres que les visages bombardés me pardonnent les couleurs m’hallucinent je m’acharne à ne plus te chercher dans les rues qui m’ignorent je n’arrive plus à pleurer je mange j’essaye de mimer les gestes des vivants je ne sais rien de l’amour j’écoute ce qui chante à l’endroit de la coupure »
La poésie prend possession de la prose d’Olivia Tapiero, lui donnant son énergie et sa profondeur. Le temps et le travail a fait son œuvre ici. Rien ne dépasse ou n’est laissé au hasard. Tout est concentré, la colère autant que la douceur.
Sororité
Olivia Tapiero possède des liens de parenté littéraire avec Daria Colonna, Maude Veilleux et Chloé Savoie-Bernard, elles toutes maîtrisant l’art hybride de l’écriture en fusion. Cela mène l’autrice de Rien du tout vers la grande et importante mouvance des femmes qui font la littérature d’aujourd’hui. Tout comme sa perception de la mort comme feu de joie, ses amours mortes comme autant de chants langoureux.
Après tout, le langage et la nourriture entrent et sortent de la bouche en une viscosité irrésistible. Dissous, ils sont le sens de l’existence. Un certain sens de la verticalité en émerge.
« La torpeur sereine apprivoise la mort. Et c’est toujours vers la mort que je gravite, non pas pour fuir la douleur, non pas par désespoir en regard du monde, mais pour me fondre à cette joie, jusqu’à la présence totale, jusqu’à la dissolution. »
Elle s’insère aussi dans la lignée de la grande France Théoret – qui vient de publier La Forêt de signes, aux Éditions du remue-ménage, dont on parlera bientôt – comme révoltée exemplaire et pertinente. Olivia Tapiero est tout à fait porteuse d’une pensée et d’une esthétique issues du corps féminin autant individuel que social.
Il faut voir l’autrice de Rien du tout dans cette quatrième vague féministe, qu’appelle France Théoret, et qui possède ses revendications propres et une stratégie en lien avec la lutte des classes [lire à ce sujet La révolution féministe, Aurore Koechlin, Éditions Amsterdam, 2019].
Rien du tout est un grand cercle où se marient parfaitement l’amour et la mort, la vie et la disparition. Lire un petit Rien du tout, c’est sortir du tout-soi, reconnaître l’autre dans le mal-être et cheminer vers la lumière. Enseignante sans le savoir, peut-être, Olivia Tapiero reste également une élève modèle, sachant parfaitement que vivre c’est apprendre à mourir.
Olivia Tapiero
Rien du tout
Mémoire d’encrier
136 pages

LQ no 180
En complément de lecture, Olivia Tapiero signe un autre excellent texte, Produit national brut Machocapitalisme, dans le numéro 180 de Lettres Québécoises. « Le machisme d’aujourd’hui joue au chien piteux: il montre patte blanche et ventre mou », dit-elle pour décrire l’abus qui, insidieusement, se glisse partout, même dans le milieu de la littérature. Elle conclut en soulignant qu’elle écrit, d’ailleurs, « parce qu’il y a quelque chose en moi qui refuse ».
Ce numéro superbement illustré par Julie Doucet comprend des réflexions nécessaires de Nicole Brossard, Lula Carballo, Martine Delvaux, Valérie Lefebvre-Faucher, Stéphane Martelly et Virginia Pésémapéo, notamment, en plus de créations de Catherine Morency, Lorrie Jean-Louis et Annie-Claude Thériault, entre autres.